vendredi 30 décembre 2016

Paris Expo 1900 - Les femmes fleurs à têtes d'ampoules


Loïe Fuller – La Fée électrique



Affiche de Georges Meunier, 1898 

Loïe Fuller a connu récemment un nouveau quart d'heure de gloire: pensez donc on lui a consacré un biopic! Un scénario bien ficelé, deux actrices prometteuses et sulfureuses à souhait: que demander de mieux?

Sauf qu'en parlant du film ou des actrices on parle bien peu de Loïe Fuller et de l’incroyable artiste qu'elle fut. Une artiste au succès phénoménal, tout simplement une des premières stars internationales, femme de spectacle, de science et d’affaires.

Elle a fasciné tout le monde, de ses débuts aux Folies Bergères en 1892 jusqu’à sa mort en 1928.

Les poètes comme Mallarmé qui voyaient en elle un rêve art déco, un idéal symboliste incarné. Les artistes, peintres et musiciens qu’elle inspirait ou les publicitaires qui utilisaient l’image de cette créature unique et fantasmatique.  Une hybride, tout à la fois humaine, végétale et animale. La femme fleur, lys, papillon ou serpent qui réalisait sur scène une synesthésie parfaite : la synthèse de la musique, des couleurs et du mouvement.

« Dans une mer de ténèbres, une forme grise, indécise, flottant ainsi qu’un fantôme et puis soudain dans un jet de lumière une spectrale apparition. Femme ou fleur ? On ne sait. Est-ce une danse, est-ce une projection de lumière, une évocation de quelque spirite ? » s’interrogeait Jean Lorrain en la voyant.


Affiche de Pal (Jean de Paléologue) 


« Fusion, sans arrêt, aux véloces étoffes elles-mêmes se muant selon une agitation virtuelle : joignez la fantasmagorie du reflet oxhydrique par nuances inouïes de crépuscule ou de grotte, leur rapidité en l’échange de passion, sourire, deuil, colère, délice, il faut pour les mouvoir, prismatiques ainsi simplement, avec violence ou diluées, la furie diaprée d’une âme comme mise à l’air ici par un artifice » notait Mallarmé en sa prose hermétique.
Son art était séance d'hypnose collective, fantasmagorie au plus pur sens du terme: « Projection dans l'obscurité de figures lumineuses animées simulant des apparitions surnaturelles ». Un rituel antique mais qui, avec Loie Fuller, est entré dans la modernité.

Loïe fréquentait les artistes, les écrivains, peintres et sculpteurs de son temps mais elle avait aussi d'autres, plus étranges, fréquentations. Si elle aimait la danse, la mise en scène et en lumière de ses performances l’intéressait tout autant, en particulier les effets lumineux qu’elle pouvait tirer de l’éclairage de ses voiles. Ses recherches la conduisirent naturellement vers Thomas Edison qui l’invita à lui rendre visite, en amie, dans son laboratoire. C’est ainsi qu’un jour de 1896, découvrant avec émerveillement le prototype d’une boîte à rayons X, elle réclame et obtient d’Edison les échantillons de sels phosphorescents avec lesquels elle inventera la danse du même nom.

Succès colossal, la performance plonge ses spectateurs dans un état quasi-extatique :

« She disappears and all is dark but something moves in the darkness, it is tiny brilliant points that dance, it is a dance of lights glittering like stars (…) it is a mystical dance » écrit le critique Julius Meier Graefe. On n’a jamais vu ça, les plus récentes découvertes scientifiques représentées sur la scène d’un théâtre.

Et Loïe Fuller y a pris goût, elle ne s’arrêtera plus d’expérimenter. Installe chez elle son propre laboratoire, travaille sur l’électricité, les rayons ultraviolets. Les découvertes des Curie la passionnent et elle rencontre le couple pour les questionner sur l’emploi du radium… Malheureusement, ou heureusement, la Danse au Radium ne vit jamais le jour mais elle montre jusqu’où Loïe était prête à aller. Des années après qu’Edison ait cessé d’expérimenter avec les sels fluorescents, ayant compris leur dangerosité, elle s’obstinait à les utiliser, jusqu’à faire exploser son laboratoire!


 


Si on lui avait donné une guitare électrique elle aurait été Jimi Hendrix. On lui a donné la lumière et elle a mis la magie de l’électricité sur les scènes de ballet comme Hendrix l’a donnée à entendre avec sa guitare. L’un et l’autre firent à leur public le même effet d’électrochoc, d’un spectacle inédit, bouleversant, comme l’Arrivée d’un train en gare de La Ciotat, le film des frères Lumière, fit se lever de surprise et d’effroi les premiers rangs.
En 1900, elle est l’une des attractions vedettes de l’Exposition Universelle qui se tient à Paris, reconnue alors comme la Fée électrique de cette grand’messe qui célèbre justement l’avènement de l’Electricité « la religion de 1900 », dit Paul Morand, religion dont Fuller sera la grande prêtresse puisque, continue Morand, « les femmes sont des fleurs à ampoules, les fleurs à ampoule sont des femmes ».

Prêtresse mais aussi businesswoman avisé, Loïe Fuller garde secrètes la préparation et l’exécution de ses rituels. Elle fait réaliser ses éléments de costumes par des ateliers de couture différents et les assemble elle-même, elle emploie ses propres techniciens-lumière (jusqu’à 30 pour un spectacle) et ne leur confie jamais aucune note écrite, les dirigeant depuis le plateau, de la voix ou d’un claquement de talon. Elle met au point des systèmes complexes de miroirs qui démultiplient son image sur scène, des gélatines spéciales pour ses projecteurs ou des baguettes pour soutenir ses voiles et fait breveter, comme un ingénieur, ses inventions.

Brevet déposé pour un costume de scène

Elle l’ignorait mais il est un titre dont elle aurait pu réclamer la propriété, celui de pionnière de la danse moderne.
Le film de Stéphanie Di Giusto rappelle Loïe à notre bon souvenir, tant mieux ! Mais franchement, les bobines d’époque valent le détour.
On peut trouver, en tapant Danse serpentine, plusieurs petits films de la fin du XIXème au début XXème, l’un d’eux colorié à la main, à même la pellicule. Le premier film colorié de l’histoire du cinéma, Annabelle Serpentine Dance, produit par Edison en 1896, montre les évolutions de l’une des nombreuses imitatrices de « La Loïe Fuller » (la vraie Loïe refusa toujours -même à son ami Edison- de se laisser filmer)".  Une danseuse exécute des arabesques de ses longues manches prolongées en ailes de papillon qui passent en quelques battements d’une couleur à une autre. Un truc à la Méliès, simple et magique, c’est l’enfance du cinématographe et l’enfance du septième art, toujours poétiquement efficace après un siècle d’effets spéciaux.


dimanche 13 novembre 2016

Du rock dans le strip

Nicolas Moog et sa compilation de Faces B.

Porter le nom d'un synthé vintage culte prédispose-t-il au rock? A lire les bandes dessinées de Nicolas Moog il semblerait que oui.
Moog a mis du rock dans sa guitare à trois cordes (Thee Verduns, duo country-rock) et dans ses bédés.
Car il est d'abord illustrateur et auteur de bandes dessinées, en solo donc mais en duo aussi avec Matthias Lehmann (Qu’importe la mitraille) ou Arnaud le Gouefflec (Face B).
Du rock et des bédés, le rêve de tout ado... et une longue tradition. Depuis Crumb et les bluesmen, Shelton et les hippies ou Métal Hurlant et les punks il y a du rock dans les strips. Moog, lui, serait plutôt dans la catégorie Crumb, genre dénicheur de vieilles galettes et de musiciens underground, un Alan Lomax reporter.

Dans le bel album composé avec Arnaud le Gouefflec, Face B, Moog dresse une compilation de grands outsiders du rock, une galerie des Figures pittoresques de la musique du XXème. Génies marginaux, radicaux, gentiment illuminés ou notoirement dérangés, enragé et mythiques.
C'est érudit et c'est émouvant. Textes et dessins sont fouillés, détaillés jusque dans les pochettes de vinyles rares ou les jaquettes de cassettes underground collectors.
C'est tragique et c'est croustillant. On y croise Moondog, découvrant le tambour arapaho à cinq ans, sur les genoux d'un chef indien; Daniel Johnston enregistrant des cassettes sur un clavier de poche posé sur le banc de musculation de son frère; Sun Ra jouant pour les pyramides ou Captain Beefheart pour les serpents du désert.



C’est une œuvre de mémoire, un témoignage essentiel en même temps qu’une évocation, une invocation de bons ou mauvais génies, parfois encore vivants, le plus souvent morts ; la démonstration qu’avec un nom de synthé vintage on peut aussi écrire l’Histoire.


dimanche 6 novembre 2016

Frida Kahlo à la Fête des morts et autres shamans rock n' roll

Marie Meïer, artiste gothique flamboyante.



Donde hay amor hay vida, La Catrina Frida


Halloween, la Toussaint, la Santa Muerte sont passées… C’est vrai, mais on a un peu trop tendance à oublier qu’il existe une partie de la population pour qui Halloween est une fête de tous les jours : j’ai nommé, les gothiques.

Comme tout le monde le sait, les gothiques s’habillent en noir, craignent la lumière, dorment dans des cercueils capitonnés (on tient à son petit confort) et ont des chauves-souris pour animaux de compagnie. Certain/e/s font de la musique, d’autres jouent aux vamps… Marie Meïer, elle, peint, dessine, grave, fabrique des objets, des bijoux…

La Santissima muerte


On la compare parfois à Frida Kahlo et ce n'est pas faux, si ce n'est qu'elle ne peint pas d'autoportraits. Frida est un de ses principaux modèles mais elle s’inspire en général de l’art mexicain et de ces artistes aux toiles foisonnantes de figures, détails, symboles. Végétation luxuriante, bestiaire allégorique, sacrés-cœurs et bien sûr folklore de la Santa Muerte, ses calaveras et têtes de mort en tous genres.  Marie Meier est une gothique qui ne craint pas d’utiliser la couleur, beaucoup de couleurs, ni de mélanger les styles.

Son univers va du burlesque au cinéma de Tim Burton en passant par le tatouage, les contes et légendes… Son travail est bourré de références mais sa grande force et son originalité viennent, pour moi, de la fusion du rock et de l’ésotérisme.  Fusion, au sens alchimique du terme, accomplie en particulier dans ses différentes séries de tarot. Car Marie Meïer est aussi tireuse de cartes, diseuses de bonne aventure (c’est elle qui le dit) et grande invocatrice, prêtresse (c’est moi qui le dis) des mystères du rock. Ses toiles, ses illustrations et ses bois sombres,  quand ce ne sont pas les lames d’un tarot, sont autant d’ex-votos, offrandes et actions de grâce.

Jim Morrison, le shaman

Dans son panthéon figurent en bonne place Janis, Jimi, Jim, Kurt et Amy, le Club des 27,  mais les artistes ou figures historiques qu’elle choisit pour illustrer son  tarot des Amazones   ou son Tarock ne sont pas « juste » des icônes de la musique ou de l’art en général. Ce sont des idoles, dans le premier sens du terme, des quasi-divinités, les figures mythologiques d’un culte païen, capables d’incarner les arcanes et de révéler les destinées.

La Main de la Destinée, Tarot des Amazones (tirage limité)


Voici ce qu’elle écrit sur son blog

« Quelqu'un qu'on a écouté, vu sur scéne, ou au cinéma ( j'avais frémis quand Harrison Ford avait failli se crasher ), quelqu'un qui nous a accompagné parfois pendant de longues années, qui parfois de manière indirecte nous a sauvé la vie ou au moins l'a rendu moins pesante, le temps d'une chanson, d'un album, d'un concert, d'une piéce, d'un livre, c'est une personne qui a presque des pouvoirs magiques. Ce sont presque des shamans, des medecine (wo)men. »
C'est ce qu'elle est, elle aussi.

(Marie Meïer vend ses travaux et ceux de Liliome avec qui elle forme le Duo Désordre sur son shop en ligne.)


jeudi 3 novembre 2016

Etranges manies des nymphes

Fantasmes de Baudelaire au Musée de la vie romantique.


Sur cette toile pudiquement nommée « Nymphe couchée » on peut douter que la nymphe en question soit simplement allongée pour une petite sieste au bord de l’eau…
Etranges manies des nymphes.
 « Vous est-il arrivé, comme à moi, de tomber dans de grandes mélancolies, après avoir passé de longues heures à feuilleter des estampes libertines ? (…) Soit dans les interminables soirées d’hiver au coin du feu, soit dans les lourds loisirs de la canicule, au coin des boutiques de vitrier, la vue de ces dessins m’a mis sur des pentes de rêverie immenses, à peu près comme un livre obscène nous précipite vers les océans mystiques du bleu. » (Des sujets amoureux et de M. Tassaert, Salon de 1846).
Il n’y a que Baudelaire pour employer dans la même phrase les mots « obscène » et « mystique » sans que ce soit ridicule. Charles avait une bonne plume, il avait aussi l’œil et c’est justement à lui que le Musée de la vie romantique consacre en ce moment une exposition, "L'oeil de Baudelaire" donc.
On sait bien que Charles aimait la peinture de Delacroix (qui, lui en revanche, ne comprenait pas grand-chose à sa poésie), mais d’autres peintres parmi ses contemporains eurent droit à des louanges. Parmi eux Octave Tassaert.
Qualifié par un critique peu charitable de « peintre rabat-joie », ce peintre connu davantage pour sa « Famille malheureuse » ou sa « Pauvre enfant » n’avait pourtant rien contre ce qu’il appelait « le folichon », ce que Baudelaire -plus sérieux- nommait « les sujets amoureux ».

Manet, La nymphe surprise

Comparée à un tableau du même genre et de la même époque, peint par Manet, « La nymphe surprise », la toile de Tassaert l’emporte haut la main. La nymphe de Manet n’est pas si surprise qu’elle n’ait eu le temps de cacher ses attributs aux yeux du promeneur indélicat.
La nymphe de Tassaert, et c’est ce qui rend la scène si obscène et si belle (non, je ne dirais pas mystique, pour cette fois…), est seule et, dans tous les sens du terme, abandonnée.
 A en croire des siècles de littérature et de peinture, les jeunes femmes, les jeunes déesses même, que sont les nymphes ont le chic pour s’attirer des ennuis. Des satyres en l’occurrence, qui passent une bonne partie de leur temps à les poursuivre de leurs assauts. Mais, et c’est peut-être unique dans toute l’histoire de l’art, ici la nymphe est seule et c’est le spectateur qui se retrouve en position de satyre… Tout le plaisir voyeuriste que procure cette toile est dans la tension entre le visible et le caché : la jolie nymphe se croit bien cachée, invisible, mais ne l’est pas ; ses mains et l’endroit -quelque part entre les cuisses- où elles se perdent, sont dérobées aux regards mais ses yeux et son expression égarée, en quête active de plaisir, la trahissent…
Baudelaire ne s’était pas trompé, Tassaert était un bon peintre et un bon graveur, qui savait aussi représenter des femmes vraiment endormies.

Octave Tassaert, La femme endormie

mardi 1 novembre 2016

La mélancolie du surfeur


Brian Wilson, le fantôme des Sixties, Salle Pleyel.


Il ne s'agit pas ici de Brice de Nice, ni même de surf, mais d'un Garçon de plage nommé Brian Wilson qui réapparaît après des années dans le creux de la vague, tel un fantôme des sixties.
Dans l’histoire du Rock, Pet Sounds est un monument ; pour moi, depuis mes 13 ans, c’est le disque de Noël, que j’écoute religieusement, chaque année, au moment des fêtes. Il appartient à ma mémoire familiale, il fait partie de la famille. Sonnez hautbois, résonnez musettes, les chœurs angéliques, les cloches et les grelots…  Les Bruits d'animaux c'est le traineau de Santa Claus qui passe au-dessus de chez moi. 




Cela fait longtemps que je ne crois plus au Père Noël mais, dans mon inconscient, Brian Wilson a pris sa place et grâce à lui la magie opère toujours : chaque fois que j’écoute Pet Sounds, je retourne en enfance, je redeviens le môme assis au pied du sapin, rêvant des romances adolescentes tandis que tourne en boucle le disque le plus beau et le plus triste des Beach Boys. 

Pet Sounds fête cette année ses 50 ans et Brian Wilson en compte 74 dont une bonne vingtaine d’années, celles qui ont suivi l’enregistrement de son chef d’œuvre, n’ont pas été faciles. Entre la drogue, les dépressions, les médicaments, la folie, Brian aurait pu y rester, comme Syd Barrett, Presley, Jackson, Prince… Mais il s’en est sorti et reste un des derniers vétérans de l’âge d’or des sixties.
Brian Wilson a vieilli, et je ne peux pas lui en vouloir. 
Quand il monte sur la scène de la Salle Pleyel, sa démarche n’est pas très assurée, sa voix pas toujours, non plus, lorsqu’il chante avec un œil sur le prompteur, et ses mains restent souvent posées sur le clavier; parfois même on se demande s’il est vraiment là, s’il est vraiment conscient du monde qui l’entoure ou s’il ne va pas tout d’un coup se lever, s'enfuir ou faire un truc insensé. Il en a fait… Des crises de délire, paranoîa ou panique… Mais pas cette fois. Il reste assis à son piano, présent/absent, chante, annonce les morceaux, il fait le job mais sans s'attarder aux applaudissements, semblant même fuir les ovations lorsqu'il s'agit de quitter la scène entre deux sets, il laisse les musiciens qui l’accompagnent -dont un autre rescapé des Garçons de Plage- faire le show, à l’américaine, au cordeau.
Le soir du 30 Octobre, Salle Pleyel, Brian Wilson et son groupe jouent un best-of des Beach Boys, et c'est déjà très bien. Mais ils jouent ensuite Pet Sounds, et ça devient mystique. 
Rappelons quand même qu'au départ les Beach Boys sont un groupe de rock n' roll, voire de doo-wop, qui chante à tue-tête des refrains basiques sur le surf et les jolies filles. Oui, mais ça c'était avant. Brian, resté seul pendant que ses copains étaient en tournée, compose Pet Sounds en 66 et même les Beatles ne s'en sont pas remis. A l'écoute du disque, ces Bruits d'animaux sont un joyau d'une pureté totale, mais de l'entendre et de le voir jouer en live, lui fait encore gagner en puissance et en lisibilité, la richesse, la cohérence et le luxe extrême de cette fabuleuse pièce montée apparait plus clairement. Chaque pièce, chansons comme instrumentaux, est un bijou et parmi toutes ces perles, une brille encore plus fort que les autres.
Les Beach Boys le savent, les spectateurs le savent, tout le monde le sait, le coeur palpitant du chef d'oeuvre est God only knows.  Une symphonie de poche, un opéra de trois actes réduit à trois minutes,  aussi importantes dans l’histoire de la musique qu’une sonate de Beethoven ou un aria de Mozart,« the most important piece in our catalog » dit Al Jardine, « and Brian's gonna sing it ».  
C'est Noël, deux mois avant, Santa Claus is coming to town.
Et le fantôme chante sa prière, accompagné du choeur des anges... Love and mercy. La musique est un rite sacré, une communion, une épiphanie; amour, compassion, gratitude, ferveur de part et d'autre de cet autel qu'est la scène. Le fantôme chante et le public écarquille les yeux s'attendant à voir la métempsycose s'opérer en direct. 
Ses musiciens le racontent: Brian ne regarde jamais ou presque les gens dans les yeux. Il regarde au-dessus, le sommet de votre tête, cherchant à apercevoir l'ange qui pourrait en sortir.
Le concert est fini, un miracle s'est accompli, Pet Sounds en direct. La messe est dite.

(Pour un compte-rendu et de belles photos du concert, c'est par ici: http://rockerparis.blogspot.fr/2016/10/brian-wilson-salle-pleyel-paris-30-oct.html ).

vendredi 28 octobre 2016

L'autre Vénus noire

Jeanne Duval, le fantôme de Baudelaire


Parmi les figures mystérieuses et capitales du monde de l'art sous le Second Empire, Jeanne Duval tient dans mon imaginaire une des premières places.

Jeanne, dessinée par Charles

Haïtienne, native de la Réunion ou africaine, personne ne l'a jamais su, pas plus que son nom exact ni ses dates de naissance et de mort.  
La femme sans nom, celle qui fut la muse et la maîtresse de Baudelaire a passé comme un fantôme « comme une ombre à la trace éphémère », sans laisser de trace dans les registres d'état civil, disparus ou partis en fumée.
Pas un nom, ni une image. D'elle que reste-t-il? « Rien qu'un dessin fort pâle, aux trois crayons ».
Nadar, qui a tiré le portrait de tout le Second Empire et fait les quatre cent coups avec Baudelaire, Nadar ne l'a pas photographiée! Ou, personne n'a encore retrouvé le cliché...
Manet peut-être. Il a peint en 1862 une « Maîtresse de Baudelaire » sensée la représenter... Peut-être est-ce le cas mais alors il était trop tard et les beaux jours de Jeanne étaient derrière elle. Hémiplégique et quasi-aveugle à la date du portrait, elle y pose étendue dans une immense robe blanche comme un linceul où elle se perd et d'où émergent un bras et une jambe qui semblent séparés du corps. Son regard est infiniment noir.


Manet, Maîtresse de Baudelaire

Michaël Ferrier en parle dans un livre, "Sympathie pour le fantôme". D'elle et de quelques autres figures créoles qu'il tire de l'oubli.
A l'époque où Jeanne Duval est montée pour la première fois sur scène, couverte de poudre blanche pour masquer son teint mat, son apparition provoque la stupeur et l'émoi. La société française des années 1840 n'a toujours pas l'habitude des couleurs. Saartje Baartman, la « Vénus hottentote », est morte dans la misère à Paris en 1815; trente ans après Jeanne Duval est à son tour surnommée « la Vénus noire », les clichés ont la vie dure.
Et on sent bien le malaise, la gêne ou la condescendance, à lire les souvenirs de quelques contemporains qui l'ont mentionnée en passant, sans s'attarder, pour la touche d'exotisme. On devait la considérer comme un caprice de Baudelaire, un parmi tant d'autres, une de ces lubies auxquelles il était inutile d'attacher quelque importance.
Courbet, sans pitié, après l'avoir peint aux côtés de Baudelaire dans l'Atelier du Peintre, s'est laissé convaincre ou a pris l'initiative de la faire disparaître de son tableau en la recouvrant d'une couche de peinture. Jeanne aurait pu disparaître à jamais.



Détail de L'atelier du peintre, Courbet

Mais en peinture, les figures englouties, comme les bouteilles à la mer, finissent par refaire surface et Jeanne Duval est réapparue sur la toile, spectre sorti de la muraille, juste au-dessus de l’amant qu'elle observe, couve du regard ou convoite... le regard des fantômes est impénétrable. 
C’est finalement Baudelaire qui a laissé d’elle la trace la plus sûre et la plus pure, trois dessins et surtout plusieurs poèmes qui disent le « spectre fait de grâce et de splendeur. », la « belle visiteuse, noire et pourtant lumineuse », « Bizarre déité, brune comme les nuits / Sorcière au flanc d'ébène, enfant des noirs minuits », « celle qui fut mon plaisir et ma gloire ».
De son vivant déjà, il a pressenti l’oubli dans lequel sa muse risquait de sombrer mais aussi la fascination qu’elle continuerait d’exercer sur les hommes depuis l’au-delà.
C’est à elle qu’il s’adresse, mais aussi à nous, lorsqu’il élève pour elle, dans son poème Le Fantôme, le plus beau des tombeaux, forcément poétique.

"Je te donne ces vers afin que si mon nom
Aborde heureusement aux époques lointaines (…)
Ta mémoire, pareille aux fables incertaines,
Fatigue le lecteur ainsi qu'un tympanon,
Et par un fraternel et mystique chaînon
Reste comme pendue à mes rimes hautaines…"

lundi 24 octobre 2016

Put jelly on your shoulder

Lou Reed et le bréviaire des fantasmes




Si mon ami Philippe a raison et si le rock peut se définir comme le fait d'assumer ses perversions, plus précisément le plaisir que l'on en tire, alors le plus rock des groupes de rock est incontestablement le Velvet Underground.
Histoires de camés, de jeunes prostitué(e)s, travestis, ode aux opiacés ou aux bottes de cuir noir... La discographie du groupe est en soi et à la fois une encyclopédie des fantasmes, un guide des plaisirs interdits, une anthologie de tous les « ne faites pas ça chez vous les enfants ».

Une chanson, pour moi, résume parfaitement ce programme et en offre la plus admirable synthèse. Enregistrée initialement par le Velvet Underground au complet, il existe de Some kinda Love -chanson injustement méconnue- une version plutôt brute, délicieusement intitulée Closet Mix
Non seulement les paroles y sont sans ambigüité (« like a dirty french novel » écrit Lou Reed!) mais l'interprétation qu'il en fait est on peut plus claire... Délices du vice, la jouissance liée à la satisfaction de désirs peu avouables. Entre la pensée et l'acte, il y a un pas ("between thought and expression, lies a lifetime") qu'il franchit allègrement.
« Some kinds of love, the possibilities are endless, and for me to miss one would seem to be groundless ». Pas besoin de dessin ni, à fortiori, de vidéo clip.
C'est chaud, torride même, Lou Reed soupire, frissonne, miaule, feule, déploie toute sa gamme de mmmmh et de houuuuu... l'orgasme n'est pas loin... mais Lou tient la bride et revient à la charge.
« Put jelly on your shoulder... let us do what you fear most... »  je traduis la suite « ce qui te fait reculer et te met l'eau à la bouche ».
Comme le refrain de Gainsbourg, tout aussi rock dans l'écriture et l'attitude, et blasphématoire lorsqu'il liait le plaisir à la prière:
« Je t'en prie ne sois pas farouche, quand me vient l'eau à la bouche »

Le plaisir n'est jamais si grand que lorsqu'il est transgressif et cette transgression est maximale lorsqu'elle s'énonce innocemment: charge satanique d'une parole aux accents angéliques...
Je reviens une dernière fois à Lou Reed, au dernier couplet d'une de ses plus belles chansons d'amour (adultère forcément) Pale blue eyes:
« It was good what we did yesterday and I'd do it once again,
 The fact that you are married only proves you're my best friend... but it's truly, truly a sin. » 

C'est mal, mais c'est bon, faisons-le encore: credo du rock n' roll. 
Amen.

  

dimanche 23 octobre 2016

Une invocation des enfants perdus

Ivan Jablonka et Simon Liberati, deux auteurs et une invocation.



Walter Crane, Princess Belle Etoile


L'art, tel que je le conçois, a quelque chose à voir avec le chamanisme et les grands artistes, comme les shamans, sont capables en les évoquant d'entrer en contact avec les esprits, de les ramener un instant à la vie, de les incarner.

Évocation, invocation, l'art se situe quelque part entre ces deux pôles.
Deux auteurs, dont le travail me touche particulièrement, se sont voués plus que d'autres à ce commerce avec les esprits et leur travail, comme celui que j'amorce ici, est un travail de mémoire, et un peu plus que cela.
Quoique très différents dans leur approche, Ivan Jablonka et Simon Liberati poursuivent un objectif identique: faire revenir les morts, leur donner vie, leur donner une voix. Et l'un comme l'autre reviennent inlassablement au même sujet: les enfants perdus. Certains célèbres: Jean Genet pour l'un, Sharon Tate ou Jayne Mansfield pour l'autre; la plupart anonymes.

Le projet de l'historien Ivan Jablonka est remarquable et, pour un travail scientifique, particulièrement émouvant. D'un côté son « Histoire des grands parents que je n'ai jamais eus » évoque ses aïeuls morts en camps d'extermination, de l'autre son « Histoire des enfants de l'Assistance publique » ou « Laëtitia, ou la fin des hommes » (Prix Médicis 2016) ressuscitent les fantômes anonymes d'enfants orphelins ou de la victime d'un atroce fait-divers.


« Ces anonymes, écrit-ils, ce ne sont pas les miens, ce sont les nôtres et il est urgent de retrouver les traces, les empreintes de vie qu'ils ont laissées ». 
Cette urgence de « proclamer la dignité » de ces hommes et de ces femmes, de ces enfants, je la comprends parfaitement, pour des raisons personnelles sans doute, et je la ressens profondément. Chacun a ses fantômes, ses esprits intimes et familiers, mais tous ont droit à une mémoire, et surtout les orphelins, les déclassés, ceux qui ayant à peine une identité, sont presque toujours écartés de la mémoire collective. Condamnés à l'oubli éternel, comme les âmes des enfants morts sans baptême condamnées à errer éternellement dans les limbes. Leur redonner vie, les sauver de la mort comme l'écrit Ivan Jablonka est « une oeuvre de justice » autant qu'un « acte d'engendrement ». 

Avec un penchant plus baudelairien, plus romantique, une certaine fascination pour le Mal et une intense compassion pour ses victimes, Simon Liberati évoque/invoque lui aussi les fantômes. Toutes sortes de fantômes, une « Anthologie des apparitions » comme il a intitulé son premier roman.
Dans ses « 113 études de littérature romantique », sorte de journal déguisé en essai qui figure parmi mes livres de chevet, il redonne vie en passant -c'est à dire en parlant de littérature- à une foule de personnages oubliés et passionnants: figures féminines de courtisanes ou salonnières, muses ou compagnes d'écrivains, et ces écrivains eux-mêmes, de l'Ancien Régime au XXème siècle, s'attachant toujours à dénicher dans de rares et improbables volumes le détail marquant, vivant.
Son érudition est évidemment impressionnante. Ses fantômes sont nombreux mais il les connaît -ou semble les connaître- sur le bout des doigts, on pourrait croire qu'il a mille ans, héritier d'une race que l'on imaginerait éteinte, d'une lignée aristocratique et romantique dont il fait vivre la mémoire: de la princesse Palatine aux comtesses Greffuhle, Potocka en passant par Nathalie Paley, Renée Vivien, Zelda Fitzgerald, et Nerval, Barbey d'Aurevilly, Schwob, Breton, Morand... toute une mythologie artistique et décadente.
Mais là où il est le plus juste, là où il me touche au coeur c'est lorsqu'il évoque les disparu(e)s de sa jeunesse, « filles de la nuit et des orphelinats », Christiane F, Edwige Belmore, Eva... Les enfants perdus des années 70-80, ses compagnes et compagnons de fête, d'errance et de débauche.  Génération no future, victimes de ces années-là, de l'alcool, de la drogue, du sida, de leurs excès et leurs illusions, « ces fées qu'on aperçoit dans les bars, sur les pistes, les paliers des discothèques, qu'on croit reconnaître, qu'on confond parfois et qui en un instant, un soir, disparaissent à jamais. »
L'auteur est là pour écrire « leur élégie, l'éloge naïf de la jeunesse, de la grâce et de la perdition », toujours ce penchant baudelairien, sadien presque... 
Jablonka exprime la même idée lorsqu'il évoque sa grand-mère disparue, mais avec des termes différents: « Je suis déjà plus vieux qu'elle et plus le temps passe, plus j'aurai à la protéger, à prendre soin de son éternelle jeunesse ».
Parler la langue des esprits, prendre parole en leur nom c'est parler du plus profond de soi.

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