dimanche 23 octobre 2016

Une invocation des enfants perdus

Ivan Jablonka et Simon Liberati, deux auteurs et une invocation.



Walter Crane, Princess Belle Etoile


L'art, tel que je le conçois, a quelque chose à voir avec le chamanisme et les grands artistes, comme les shamans, sont capables en les évoquant d'entrer en contact avec les esprits, de les ramener un instant à la vie, de les incarner.

Évocation, invocation, l'art se situe quelque part entre ces deux pôles.
Deux auteurs, dont le travail me touche particulièrement, se sont voués plus que d'autres à ce commerce avec les esprits et leur travail, comme celui que j'amorce ici, est un travail de mémoire, et un peu plus que cela.
Quoique très différents dans leur approche, Ivan Jablonka et Simon Liberati poursuivent un objectif identique: faire revenir les morts, leur donner vie, leur donner une voix. Et l'un comme l'autre reviennent inlassablement au même sujet: les enfants perdus. Certains célèbres: Jean Genet pour l'un, Sharon Tate ou Jayne Mansfield pour l'autre; la plupart anonymes.

Le projet de l'historien Ivan Jablonka est remarquable et, pour un travail scientifique, particulièrement émouvant. D'un côté son « Histoire des grands parents que je n'ai jamais eus » évoque ses aïeuls morts en camps d'extermination, de l'autre son « Histoire des enfants de l'Assistance publique » ou « Laëtitia, ou la fin des hommes » (Prix Médicis 2016) ressuscitent les fantômes anonymes d'enfants orphelins ou de la victime d'un atroce fait-divers.


« Ces anonymes, écrit-ils, ce ne sont pas les miens, ce sont les nôtres et il est urgent de retrouver les traces, les empreintes de vie qu'ils ont laissées ». 
Cette urgence de « proclamer la dignité » de ces hommes et de ces femmes, de ces enfants, je la comprends parfaitement, pour des raisons personnelles sans doute, et je la ressens profondément. Chacun a ses fantômes, ses esprits intimes et familiers, mais tous ont droit à une mémoire, et surtout les orphelins, les déclassés, ceux qui ayant à peine une identité, sont presque toujours écartés de la mémoire collective. Condamnés à l'oubli éternel, comme les âmes des enfants morts sans baptême condamnées à errer éternellement dans les limbes. Leur redonner vie, les sauver de la mort comme l'écrit Ivan Jablonka est « une oeuvre de justice » autant qu'un « acte d'engendrement ». 

Avec un penchant plus baudelairien, plus romantique, une certaine fascination pour le Mal et une intense compassion pour ses victimes, Simon Liberati évoque/invoque lui aussi les fantômes. Toutes sortes de fantômes, une « Anthologie des apparitions » comme il a intitulé son premier roman.
Dans ses « 113 études de littérature romantique », sorte de journal déguisé en essai qui figure parmi mes livres de chevet, il redonne vie en passant -c'est à dire en parlant de littérature- à une foule de personnages oubliés et passionnants: figures féminines de courtisanes ou salonnières, muses ou compagnes d'écrivains, et ces écrivains eux-mêmes, de l'Ancien Régime au XXème siècle, s'attachant toujours à dénicher dans de rares et improbables volumes le détail marquant, vivant.
Son érudition est évidemment impressionnante. Ses fantômes sont nombreux mais il les connaît -ou semble les connaître- sur le bout des doigts, on pourrait croire qu'il a mille ans, héritier d'une race que l'on imaginerait éteinte, d'une lignée aristocratique et romantique dont il fait vivre la mémoire: de la princesse Palatine aux comtesses Greffuhle, Potocka en passant par Nathalie Paley, Renée Vivien, Zelda Fitzgerald, et Nerval, Barbey d'Aurevilly, Schwob, Breton, Morand... toute une mythologie artistique et décadente.
Mais là où il est le plus juste, là où il me touche au coeur c'est lorsqu'il évoque les disparu(e)s de sa jeunesse, « filles de la nuit et des orphelinats », Christiane F, Edwige Belmore, Eva... Les enfants perdus des années 70-80, ses compagnes et compagnons de fête, d'errance et de débauche.  Génération no future, victimes de ces années-là, de l'alcool, de la drogue, du sida, de leurs excès et leurs illusions, « ces fées qu'on aperçoit dans les bars, sur les pistes, les paliers des discothèques, qu'on croit reconnaître, qu'on confond parfois et qui en un instant, un soir, disparaissent à jamais. »
L'auteur est là pour écrire « leur élégie, l'éloge naïf de la jeunesse, de la grâce et de la perdition », toujours ce penchant baudelairien, sadien presque... 
Jablonka exprime la même idée lorsqu'il évoque sa grand-mère disparue, mais avec des termes différents: « Je suis déjà plus vieux qu'elle et plus le temps passe, plus j'aurai à la protéger, à prendre soin de son éternelle jeunesse ».
Parler la langue des esprits, prendre parole en leur nom c'est parler du plus profond de soi.

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