Jeanne Duval, le fantôme de Baudelaire
Parmi les figures mystérieuses et
capitales du monde de l'art sous le Second Empire, Jeanne Duval tient dans mon
imaginaire une des premières places.
Jeanne, dessinée par Charles
Haïtienne, native de la Réunion ou
africaine, personne ne l'a jamais su, pas plus que son nom exact ni ses dates
de naissance et de mort.
La femme sans nom, celle qui fut la muse et la maîtresse de Baudelaire a
passé comme un fantôme « comme une ombre à la trace éphémère », sans
laisser de trace dans les registres d'état civil, disparus ou partis en fumée.
Pas un nom, ni une image. D'elle
que reste-t-il? « Rien qu'un dessin fort pâle, aux trois crayons ».
Nadar, qui a tiré le portrait de
tout le Second Empire et fait les quatre cent coups avec Baudelaire, Nadar ne
l'a pas photographiée! Ou, personne n'a encore retrouvé le cliché...
Manet peut-être. Il a peint en
1862 une « Maîtresse de Baudelaire » sensée la représenter...
Peut-être est-ce le cas mais alors il était trop tard et les beaux jours de
Jeanne étaient derrière elle. Hémiplégique et quasi-aveugle à la date du
portrait, elle y pose étendue dans une immense robe blanche comme un linceul où
elle se perd et d'où émergent un bras et une jambe qui semblent séparés du
corps. Son regard est infiniment noir.
Manet, Maîtresse de Baudelaire
A l'époque où Jeanne Duval est
montée pour la première fois sur scène, couverte de poudre blanche pour masquer
son teint mat, son apparition provoque la stupeur et l'émoi. La société
française des années 1840 n'a toujours pas l'habitude des couleurs. Saartje
Baartman, la « Vénus hottentote », est morte dans la misère à Paris
en 1815; trente ans après Jeanne Duval est à son tour surnommée « la Vénus
noire », les clichés ont la vie dure.
Et on sent bien le malaise, la
gêne ou la condescendance, à lire les souvenirs de quelques contemporains qui
l'ont mentionnée en passant, sans s'attarder, pour la touche d'exotisme. On
devait la considérer comme un caprice de Baudelaire, un parmi tant d'autres,
une de ces lubies auxquelles il était inutile d'attacher quelque importance.
Courbet, sans pitié, après l'avoir
peint aux côtés de Baudelaire dans l'Atelier du Peintre, s'est laissé
convaincre ou a pris l'initiative de la faire disparaître de son tableau en la
recouvrant d'une couche de peinture. Jeanne aurait pu disparaître à jamais.
Détail de L'atelier du peintre, Courbet
Mais en peinture, les figures englouties, comme les bouteilles à la mer, finissent par refaire surface et Jeanne Duval est réapparue sur la toile, spectre sorti de la muraille, juste au-dessus de l’amant qu'elle observe, couve du regard ou convoite... le regard des fantômes est impénétrable.
C’est finalement Baudelaire qui a
laissé d’elle la trace la plus sûre et la plus pure, trois dessins et surtout
plusieurs poèmes qui disent le « spectre
fait de grâce et de splendeur. », la « belle visiteuse, noire et
pourtant lumineuse », « Bizarre déité, brune comme les nuits / Sorcière
au flanc d'ébène, enfant des noirs minuits », « celle qui fut mon plaisir
et ma gloire ».
De son vivant déjà, il a pressenti
l’oubli dans lequel sa muse risquait de sombrer mais aussi la fascination qu’elle
continuerait d’exercer sur les hommes depuis l’au-delà.
C’est à elle qu’il s’adresse, mais
aussi à nous, lorsqu’il élève pour elle, dans son poème Le Fantôme, le plus
beau des tombeaux, forcément poétique.
"Je te donne ces vers
afin que si mon nom
Aborde heureusement aux
époques lointaines (…)
Ta mémoire, pareille
aux fables incertaines,
Fatigue le lecteur
ainsi qu'un tympanon,
Et par un fraternel et
mystique chaînon
Reste comme pendue à
mes rimes hautaines…"