vendredi 28 octobre 2016

L'autre Vénus noire

Jeanne Duval, le fantôme de Baudelaire


Parmi les figures mystérieuses et capitales du monde de l'art sous le Second Empire, Jeanne Duval tient dans mon imaginaire une des premières places.

Jeanne, dessinée par Charles

Haïtienne, native de la Réunion ou africaine, personne ne l'a jamais su, pas plus que son nom exact ni ses dates de naissance et de mort.  
La femme sans nom, celle qui fut la muse et la maîtresse de Baudelaire a passé comme un fantôme « comme une ombre à la trace éphémère », sans laisser de trace dans les registres d'état civil, disparus ou partis en fumée.
Pas un nom, ni une image. D'elle que reste-t-il? « Rien qu'un dessin fort pâle, aux trois crayons ».
Nadar, qui a tiré le portrait de tout le Second Empire et fait les quatre cent coups avec Baudelaire, Nadar ne l'a pas photographiée! Ou, personne n'a encore retrouvé le cliché...
Manet peut-être. Il a peint en 1862 une « Maîtresse de Baudelaire » sensée la représenter... Peut-être est-ce le cas mais alors il était trop tard et les beaux jours de Jeanne étaient derrière elle. Hémiplégique et quasi-aveugle à la date du portrait, elle y pose étendue dans une immense robe blanche comme un linceul où elle se perd et d'où émergent un bras et une jambe qui semblent séparés du corps. Son regard est infiniment noir.


Manet, Maîtresse de Baudelaire

Michaël Ferrier en parle dans un livre, "Sympathie pour le fantôme". D'elle et de quelques autres figures créoles qu'il tire de l'oubli.
A l'époque où Jeanne Duval est montée pour la première fois sur scène, couverte de poudre blanche pour masquer son teint mat, son apparition provoque la stupeur et l'émoi. La société française des années 1840 n'a toujours pas l'habitude des couleurs. Saartje Baartman, la « Vénus hottentote », est morte dans la misère à Paris en 1815; trente ans après Jeanne Duval est à son tour surnommée « la Vénus noire », les clichés ont la vie dure.
Et on sent bien le malaise, la gêne ou la condescendance, à lire les souvenirs de quelques contemporains qui l'ont mentionnée en passant, sans s'attarder, pour la touche d'exotisme. On devait la considérer comme un caprice de Baudelaire, un parmi tant d'autres, une de ces lubies auxquelles il était inutile d'attacher quelque importance.
Courbet, sans pitié, après l'avoir peint aux côtés de Baudelaire dans l'Atelier du Peintre, s'est laissé convaincre ou a pris l'initiative de la faire disparaître de son tableau en la recouvrant d'une couche de peinture. Jeanne aurait pu disparaître à jamais.



Détail de L'atelier du peintre, Courbet

Mais en peinture, les figures englouties, comme les bouteilles à la mer, finissent par refaire surface et Jeanne Duval est réapparue sur la toile, spectre sorti de la muraille, juste au-dessus de l’amant qu'elle observe, couve du regard ou convoite... le regard des fantômes est impénétrable. 
C’est finalement Baudelaire qui a laissé d’elle la trace la plus sûre et la plus pure, trois dessins et surtout plusieurs poèmes qui disent le « spectre fait de grâce et de splendeur. », la « belle visiteuse, noire et pourtant lumineuse », « Bizarre déité, brune comme les nuits / Sorcière au flanc d'ébène, enfant des noirs minuits », « celle qui fut mon plaisir et ma gloire ».
De son vivant déjà, il a pressenti l’oubli dans lequel sa muse risquait de sombrer mais aussi la fascination qu’elle continuerait d’exercer sur les hommes depuis l’au-delà.
C’est à elle qu’il s’adresse, mais aussi à nous, lorsqu’il élève pour elle, dans son poème Le Fantôme, le plus beau des tombeaux, forcément poétique.

"Je te donne ces vers afin que si mon nom
Aborde heureusement aux époques lointaines (…)
Ta mémoire, pareille aux fables incertaines,
Fatigue le lecteur ainsi qu'un tympanon,
Et par un fraternel et mystique chaînon
Reste comme pendue à mes rimes hautaines…"

lundi 24 octobre 2016

Put jelly on your shoulder

Lou Reed et le bréviaire des fantasmes




Si mon ami Philippe a raison et si le rock peut se définir comme le fait d'assumer ses perversions, plus précisément le plaisir que l'on en tire, alors le plus rock des groupes de rock est incontestablement le Velvet Underground.
Histoires de camés, de jeunes prostitué(e)s, travestis, ode aux opiacés ou aux bottes de cuir noir... La discographie du groupe est en soi et à la fois une encyclopédie des fantasmes, un guide des plaisirs interdits, une anthologie de tous les « ne faites pas ça chez vous les enfants ».

Une chanson, pour moi, résume parfaitement ce programme et en offre la plus admirable synthèse. Enregistrée initialement par le Velvet Underground au complet, il existe de Some kinda Love -chanson injustement méconnue- une version plutôt brute, délicieusement intitulée Closet Mix
Non seulement les paroles y sont sans ambigüité (« like a dirty french novel » écrit Lou Reed!) mais l'interprétation qu'il en fait est on peut plus claire... Délices du vice, la jouissance liée à la satisfaction de désirs peu avouables. Entre la pensée et l'acte, il y a un pas ("between thought and expression, lies a lifetime") qu'il franchit allègrement.
« Some kinds of love, the possibilities are endless, and for me to miss one would seem to be groundless ». Pas besoin de dessin ni, à fortiori, de vidéo clip.
C'est chaud, torride même, Lou Reed soupire, frissonne, miaule, feule, déploie toute sa gamme de mmmmh et de houuuuu... l'orgasme n'est pas loin... mais Lou tient la bride et revient à la charge.
« Put jelly on your shoulder... let us do what you fear most... »  je traduis la suite « ce qui te fait reculer et te met l'eau à la bouche ».
Comme le refrain de Gainsbourg, tout aussi rock dans l'écriture et l'attitude, et blasphématoire lorsqu'il liait le plaisir à la prière:
« Je t'en prie ne sois pas farouche, quand me vient l'eau à la bouche »

Le plaisir n'est jamais si grand que lorsqu'il est transgressif et cette transgression est maximale lorsqu'elle s'énonce innocemment: charge satanique d'une parole aux accents angéliques...
Je reviens une dernière fois à Lou Reed, au dernier couplet d'une de ses plus belles chansons d'amour (adultère forcément) Pale blue eyes:
« It was good what we did yesterday and I'd do it once again,
 The fact that you are married only proves you're my best friend... but it's truly, truly a sin. » 

C'est mal, mais c'est bon, faisons-le encore: credo du rock n' roll. 
Amen.

  

dimanche 23 octobre 2016

Une invocation des enfants perdus

Ivan Jablonka et Simon Liberati, deux auteurs et une invocation.



Walter Crane, Princess Belle Etoile


L'art, tel que je le conçois, a quelque chose à voir avec le chamanisme et les grands artistes, comme les shamans, sont capables en les évoquant d'entrer en contact avec les esprits, de les ramener un instant à la vie, de les incarner.

Évocation, invocation, l'art se situe quelque part entre ces deux pôles.
Deux auteurs, dont le travail me touche particulièrement, se sont voués plus que d'autres à ce commerce avec les esprits et leur travail, comme celui que j'amorce ici, est un travail de mémoire, et un peu plus que cela.
Quoique très différents dans leur approche, Ivan Jablonka et Simon Liberati poursuivent un objectif identique: faire revenir les morts, leur donner vie, leur donner une voix. Et l'un comme l'autre reviennent inlassablement au même sujet: les enfants perdus. Certains célèbres: Jean Genet pour l'un, Sharon Tate ou Jayne Mansfield pour l'autre; la plupart anonymes.

Le projet de l'historien Ivan Jablonka est remarquable et, pour un travail scientifique, particulièrement émouvant. D'un côté son « Histoire des grands parents que je n'ai jamais eus » évoque ses aïeuls morts en camps d'extermination, de l'autre son « Histoire des enfants de l'Assistance publique » ou « Laëtitia, ou la fin des hommes » (Prix Médicis 2016) ressuscitent les fantômes anonymes d'enfants orphelins ou de la victime d'un atroce fait-divers.


« Ces anonymes, écrit-ils, ce ne sont pas les miens, ce sont les nôtres et il est urgent de retrouver les traces, les empreintes de vie qu'ils ont laissées ». 
Cette urgence de « proclamer la dignité » de ces hommes et de ces femmes, de ces enfants, je la comprends parfaitement, pour des raisons personnelles sans doute, et je la ressens profondément. Chacun a ses fantômes, ses esprits intimes et familiers, mais tous ont droit à une mémoire, et surtout les orphelins, les déclassés, ceux qui ayant à peine une identité, sont presque toujours écartés de la mémoire collective. Condamnés à l'oubli éternel, comme les âmes des enfants morts sans baptême condamnées à errer éternellement dans les limbes. Leur redonner vie, les sauver de la mort comme l'écrit Ivan Jablonka est « une oeuvre de justice » autant qu'un « acte d'engendrement ». 

Avec un penchant plus baudelairien, plus romantique, une certaine fascination pour le Mal et une intense compassion pour ses victimes, Simon Liberati évoque/invoque lui aussi les fantômes. Toutes sortes de fantômes, une « Anthologie des apparitions » comme il a intitulé son premier roman.
Dans ses « 113 études de littérature romantique », sorte de journal déguisé en essai qui figure parmi mes livres de chevet, il redonne vie en passant -c'est à dire en parlant de littérature- à une foule de personnages oubliés et passionnants: figures féminines de courtisanes ou salonnières, muses ou compagnes d'écrivains, et ces écrivains eux-mêmes, de l'Ancien Régime au XXème siècle, s'attachant toujours à dénicher dans de rares et improbables volumes le détail marquant, vivant.
Son érudition est évidemment impressionnante. Ses fantômes sont nombreux mais il les connaît -ou semble les connaître- sur le bout des doigts, on pourrait croire qu'il a mille ans, héritier d'une race que l'on imaginerait éteinte, d'une lignée aristocratique et romantique dont il fait vivre la mémoire: de la princesse Palatine aux comtesses Greffuhle, Potocka en passant par Nathalie Paley, Renée Vivien, Zelda Fitzgerald, et Nerval, Barbey d'Aurevilly, Schwob, Breton, Morand... toute une mythologie artistique et décadente.
Mais là où il est le plus juste, là où il me touche au coeur c'est lorsqu'il évoque les disparu(e)s de sa jeunesse, « filles de la nuit et des orphelinats », Christiane F, Edwige Belmore, Eva... Les enfants perdus des années 70-80, ses compagnes et compagnons de fête, d'errance et de débauche.  Génération no future, victimes de ces années-là, de l'alcool, de la drogue, du sida, de leurs excès et leurs illusions, « ces fées qu'on aperçoit dans les bars, sur les pistes, les paliers des discothèques, qu'on croit reconnaître, qu'on confond parfois et qui en un instant, un soir, disparaissent à jamais. »
L'auteur est là pour écrire « leur élégie, l'éloge naïf de la jeunesse, de la grâce et de la perdition », toujours ce penchant baudelairien, sadien presque... 
Jablonka exprime la même idée lorsqu'il évoque sa grand-mère disparue, mais avec des termes différents: « Je suis déjà plus vieux qu'elle et plus le temps passe, plus j'aurai à la protéger, à prendre soin de son éternelle jeunesse ».
Parler la langue des esprits, prendre parole en leur nom c'est parler du plus profond de soi.

lundi 17 octobre 2016

Un cri d'amour à mes fées électriques

Ode à Kim Gordon et Kim Deal.


                 Kim Gordon

1994.
Punaisé au mur de la chambre d'un copain plus grand et plus averti (il fumait et portait les cheveux longs), un poster du groupe Sonic Youth représentait Kim Gordon dans toute sa splendeur d'égérie rock.
Blondeur peroxydée -hormis les racines, noires, de rigueur- en jupe et tee-shirt rayé, rangers aux pieds, armée de sa basse Gibson Thunderbird. 
Impeccablement débraillée, cradement chic: une poupée destroy, une fée électrique, l'incarnation du grunge et bien plus que cela.
Campée, jambe fléchie en avant et un pied sur les retours, ferraillant dur sur ses cordes, elle était ce mélange improbable de charme et de violence, de beauté et de rage. Plus sexy que Madonna en corset Gautier, plus subversive que cet abruti de Sid Vicious en perfecto taché de dégueulis, plus dangereuse que Paul Simonon sur la pochette de London Calling.
Sa Thunderbird était une arme plus puissante que n'importe quel fusil d'assaut, aussi redoutable que la guitare sur laquelle Woody Guthrie avait écrit : « This machine kills fascists ».
Je laisserai les historiens en juger mais, à mon sens, le féminisme a connu une de ses plus grandes avancées le jour où Kim Gordon a passé pour la première fois la sangle d'une guitare basse sur son épaule.
Mais si Kim G. était -et reste- la bassiste la plus dangereusement séduisante de l’histoire du rock, Kim D. était -et reste- la plus vénéneuse.
« Cool as Kim Deal » a chanté Courtney Taylor des Dandy Warhols, et il n’a pas tort, il est simplement en peu en-dessous de la vérité. (Au chapitre des Courtney, impossible de ne pas évoquer Courtney Love en nuisette et sa Fender Venus baby pink, autre obscur objet du désir).
A la basse et aux chœurs dans les Pixies de la première période, Kim Deal ne tient apparemment pas le premier rôle… Pure illusion.
Rythmiquement, mélodiquement, c’est elle qui tient la baraque sur tous les standards du groupe. 
On se focalise sur les textes de Black Francis et les riffs de Santiago, mais sans la ligne de basse et les chœurs fantomatiques de Kim il ne reste plus grand-chose à Where is my mind. Sur scène, voix et présence désincarnée, c’est elle qui crée la tension, d’elle que vient le malaise. Elle est là sans y être, semblant ne pas s’apercevoir qu’elle est si cool, impériale de négligence. Présente, absente, indifférente… Les traités de grands maîtres zen ne m’en ont pas appris davantage.
Injustice tenace du rock an’ roll, on oublie souvent la section rythmique et encore plus souvent le bassiste. Autre exemple d’injustice légendaire : ce cliché que les filles portent toujours la poisse dans un groupe de rock, elles finissent toujours par partir avec le guitariste, chanteur, bassiste (rayer la mention inutile)… Rien n’est plus faux, dans les exemples que je cite, et il serait temps de rétablir la vérité : les emmerdes viennent plus souvent des garçons qui ne se gênent pas, surtout lorsqu’il est question de reformations (plus ou moins juteuses), pour laisser de côté leurs bassistes.

A Corine M., Kim D. et Kim G., mon cœur d’adolescent pour toujours reconnaissant. 

jeudi 13 octobre 2016

Note d'intention


Cela fait longtemps que j'écris.
Pour moi, pour quelques amis-cobayes et les comités de lecture de certains éditeurs avec qui j'entretiens une onéreuse correspondance faite d'envois de manuscrits et de réponses plus ou moins stéréotypées.
Je voulais donner un autre écho à mes mots. Je cherchais une forme. Ce sera celle-là.
Fantômes et fantasmes.
Toujours la même chose, la même quête poursuivie à l'écrit.
Essayer de capturer et de fixer sur papier certaines images que je pourchasse derrière mon objectif, ces créatures qui peuplent mon imaginaire, mes figures mythiques, apparitions oniriques, obsessions... Bref, des élucubrations toutes personnelles mais qui rejoindront, je l'espère, celles de l'un ou l'autre d'entre vous qui aurez la patience et la curiosité de me lire. 
Soyez en remerciés!

Le prix Nobel du Rock




Aujourd'hui est un jour particulier. Le Rock and Roll a ses icônes, sa mythologie, son Hall of Fame, il a maintenant son prix Nobel.

Je m'apprêtais à commencer ce blog par un cri d'amour à certaines bassistes, héroïnes de mon adolescence grunge... avec toutes mes excuses je leur demanderai de patienter encore un peu.
Aux côtés de Faulkner, Sinclair Lewis, Hemingway et Steinbeck il faut désormais compter Dylan et c'est dans l'ordre des choses. Tous de grands auteurs engagés et peu importe le nombre de feuillets. Like a Rolling Stone en dit autant en quatre couplets que les Raisins de la Colère, Babbitt ou le Bruit et la Fureur. Les chansons d'amour qu'il a dédiées à Joan Baez n'ont rien à envier aux poèmes d'Eluard pour Gala et je serais prêt à parier que Suze Rotolo, pour qui il a écrit Don't think twice, lettre de rupture ultime, a été tentée de l'encadrer.
Whitman chantait le corps électrique, Dylan, lui, a inventé le folk électrique et la poésie rock, le lien entre Ginsberg, Kerouac et Jim Morrison, Lou Reed...

Pour moi, Dylan, ce n'est ni le Royal Albert Hall en 1964, ni Newport en 65, les grandes dates des encyclopédies.
C'était en 92. 
Première chaine hi-fi, premier cd « Bringin' it all back home » et première cassette copiée. 
Je me souviens de ma concentration pour recopier correctement sur la jaquette un titre aussi étrange et alambiqué que Subterranean homesick blues, sans succès...
Bringin' it all back home est pour moi un point de repère, une pierre angulaire, mon B-A BA en lettres majuscules, les premiers mots de mon vocabulaire rock et à la fois mon dépucelage poétique. Sans entraver alors grand chose à l'anglais j'étais parvenu à décrypter l'essentiel du refrain « Hey Mr Tambourine Man, play a song for me, I'm not sleepy and there is no place I'm going to... » fasciné par l'alliance de la musique et de l'évasion, l'art de la fugue! Et la suite, ce mystérieux « jingle-jangle morning » où on pouvait le suivre... Je n'y comprenais rien, et je ne comprends pas vraiment mieux maintenant, mais déjà j'étais saisi par la magie, le merveilleux mystère de ces mots. Une illumination pour moi, ma bohème, quelques années avant de lire Rimbaud.
« Bringin' it all back home » n'occupait qu'une face de la cassette, sur la face B j'ai copié une sélection de « Use your illusion » des Guns 'n' roses, oui 1992...
Prochain billet, c'est promis, 1994 et les bassistes à jupes et rangers. 


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