dimanche 26 mars 2017

A la recherche du fou modèle (2ème partie)



Vu de notre époque si moderne où la contention et la mise à l’isolement restent des pratiques (assez) courantes et peu contrôlées (jusqu'à cette semaine), où la folie est un tabou et, à ce titre, une réalité quasi invisible et le plus souvent passée sous silence, le 19ème siècle auquel j’ai consacré cette série d’articles nous paraît à la fois proche et lointain.

Les psychiatres d’alors étaient en pleine lumière, leur science en constante élaboration et toutes les expériences leur étaient permises ; la Salpêtrière était un vaste champ d’expérimentation, un laboratoire et, à la fois, un endroit à la mode, quelque part entre les chapiteaux de freaks des champs de foire et les pavillons indigènes des Expositions coloniales, un lieu nouveau, étonnant, où célébrités et curieux allaient assister au spectacle des fous comme ils allaient aux Folies Bergères ou au Cabaret du Chat Noir. Et les artistes du Caf’ Conc’, d’ailleurs, s’inspiraient eux-mêmes des malades de la Salpêtrière : Jane Avril, la star du Moulin Rouge, était une ancienne patiente de Charcot et Paulus, le chanteur à l’élocution mécanique, se produisait avec les Harengs Saurs Epileptiques.  





Hystérie et épilepsie étaient des termes à la mode, ils sont devenus de tristes termes médicaux. Ce qui a changé, et ce dont j’ai voulu parler dans ces chroniques, c’est une question de regard. L’aliéné du 19ème n’est pas encore tout à fait considéré comme un être humain ; aux yeux du public et de quelques praticiens aux ambitions démesurées, ils sont des cobayes, des mannaquins, des acteurs, sujets de tableaux vivants et, potentiellement des œuvres d’art.

C’est en tout cas ce qu’a cherché à prouver Charcot. Duchenne de Boulogne avait montré la voie : la photographie était le moyen de fixer et de reproduire les figures artistiques qu’il parvenait à obtenir par l’hypnose, d’établir enfin la classification idéale de toutes les pathologies mentales et physiques, aussi parfaite du point de vue de la vérité scientifique que du point de vue esthétique.

Dans un hommage posthume intitulé « Charcot artiste », Henri Meige parlera de « l’efflorescence artistique » que connut la Salpêtrière à cette époque. Dès 1875 un studio photographique est implanté à l’hôpital qui fera paraître jusqu’en 1918 une revue annuelle abondamment illustrée, l’Iconographie de la Salpêtrière.  L’hystérie y tient bien sûr une place de choix (et certaines patientes comme Augustine en tireront une certaine notoriété) mais tous les malades y ont droit de cité et tous ont droit à des comparaisons artistiques élogieuses. Henri Meige est le spécialiste des études de ce genre et son enthousiasme ne connait pas de limite, pas même pour traiter du « Goître dans l’Art », de la lèpre ou des « Pouilleux dans l’art », je vous épargne les illustrations pour cette fois…

Vue l’ampleur de la tâche, plusieurs photographes seront employés à sa réalisation mais parmi eux l’un se distingue plus particulièrement : Albert Londe, en effet, aurait bien pu inventer le cinéma.

Passionné par l’étude du mouvement et s’appuyant sur les travaux de Muybridge et Marey en chronophotographie, Albert Londe fabrique un système de prise de vue à 9 puis 12 objectifs.

Chaque objectif fonctionnant séparément, réglé sur un temps de pose différent des autres, les 9 ou 12 images obtenues montraient le mouvement tel qu’on ne l’avait jamais vu, décomposé en une succession d’instantanés, jusqu’à 12 pour une demie seconde. Le kinétoscope d’Edison ou le cinématographe des frères Lumières ne sont pas loin mais ce n’est pas l’image animée qui intéresse Londe et Charcot, plutôt la captation de micro expressions, celles du bâillement par exemple, ou des figures comme celles de l’attaque d’hystérie.


Ces images sont dérangeantes, le seraient-elles autant, animées ? Sans doute, mais ici leur juxtaposition, l’immobilité, la rigidité, terrible, dans des postures intenables, donne à ces images un côté presque surnaturel. Aux yeux de Charcot qui, lui, jugeait l’angle formé par l’arc des bras et des jambes du modèle, elles étaient simplement parfaites : « du point de vue de l’art, elles (les photographies de Londe) ne laissent rien à désirer mais de plus elles sont pour nous très instructives. »

Cette étrange obsession de vouloir à tout prix associer l’art avec sa discipline n’a jamais quitté Charcot. Au contraire même, elle a abouti à la fin de sa vie à la publication d’un ouvrage qu’il voyait comme une apothéose. Parvenu au sommet de sa carrière médicale, le Maître allait se faire critique d’art et offrir au public, sous la forme d’un album illustré, le résumé de son esthétique et un testament philosophique : Les Démoniaques dans l’art.

Détail de la Transfiguration de Rubens, 1605, Musée des Beaux Arts de Nancy


Dans cette étude de l’hystérie à travers les âges, Charcot s’attaque aux grands maîtres et fait des sujets de Raphaêl ou Rubens ses nouveaux patients. Surtout, en reportant sur diverses figures de l’extase ou de la possession ses observations sur l’hystérie, il se place dans la lignée des grands peintres, héritier en quelque sorte de ces immenses artistes qui, plusieurs siècles avant lui, avaient cherché à représenter les déments dans leurs transes et leurs crises.   

En toute modestie, et pour bien marquer le triomphe de la science positiviste devenue art, l’ouvrage se conclue sur Charcot, l’artiste, et ses images d’aliénés, dans un chapitre sur Les démoniaques convulsionnaires d’aujourd’hui. Ainsi, selon une nouvelle mise en perspective historique, l’histoire de l’art aboutissait à Charcot ou, pour paraphraser De Quincey, au triomphe de la psychiatrie considérée comme un des beaux arts.

dimanche 19 mars 2017

A la recherche du fou modèle (1ère partie)



Ce n’est pas parce que l’on ôte à un prisonnier ses chaînes qu’on le libère pour autant.
A la suite du « beau geste » de Pinel (voir par ici ) qui délivra les aliénés en 1793, des générations de neurologues et d’aliénistes se sont employés à en faire la démonstration. Les fous, devenus (en partie) libres de leurs mouvements, devaient pouvoir être classés en fonction de leurs symptômes, pathologies ou manies ; étiquetés, analysés, réduits à une typologie. Dès lors, et pendant plusieurs décennies, les médecins ont entretenu une idée fixe, ne laissant à leurs malades aucun répit : produire ou reproduire le « type » parfait, le fou modèle.

Esquirol et le graveur Tardieu, Duchenne de Boulogne et ses électrodes ou Charcot et son bataillon de dessinateurs et photographes, la quête de cet idéal court sur une bonne partie du 19ème siècle, jusqu’à l’apparition du cinéma. Une quête impossible, bien sûr, mais surtout une quête qui tenait autant de la science que de l’esthétique.
C’est que Charcot, au fond, Charcot l’hypnotiseur, était un artiste. Déjà, il pratiquait en virtuose une forme primitive de stand-up, la conférence-spectacle à effets spéciaux, mais ses ambitions étaient plus élevées encore : la mise en scène, les trucs, les tours de passe-passe ne suffisaient pas, obtenir une expression parfaite n’avait de sens que si l’on pouvait en fixer l’image avec justesse. Charcot rêvait d’art lorsqu’il manipulait ses patientes, il voyait des tableaux, et il n’était pas le seul, ni le premier. L’hypnotiseur avait un maître et des prédécesseurs. 

 
Jean-Etienne Esquirol fut le précurseur.
A l’époque où Géricault peint ses monomanes, Esquirol -médecin et inventeur de la « monomanie »- succède à Pinel à la Salpêtrière et va s’attache à élaborer une classification par l’image des troubles de ses malades.
Mais ce n'est pas à Géricault qu'il fait appel pour illustrer son ouvrage (le premier du genre), Des maladies mentales considérées sous les rapports médical, hygiénique et médico-légal, qui paraît accompagné d'un atlas de 27 planches dont la réalisation a été confiée à Ambroise Tardieu.
Le souci esthétique ne transparaît pas nettement dans le titre ni dans le choix du graveur.
Choix pour le moins singulier, Ambroise est un cartographe, membre éminent de la Société de Géographie; pas vraiment le profil de l'emploi, ni le style... Sa manière est académique, froide, clinique, comme si en vérité il cartographiait la folie (ce qu'il fait en quelque sorte d'ailleurs), ses portraits ne manquent pas de vérité, ils manquent d'humanité.
Il faut dire que le docteur Esquirol n'est pas un partisan de la méthode douce et, à en croire les gravures, la camisole de force semble être une spécialité de la maison. Certes, il n'est pas être facile de faire poser un malade en pleine crise de démence ou d'hystérie, l'expression est fugace, nécessairement instable; ce sera l'affaire de la photographie... 


Mais dans certains cas, comme ici, la pointe sèche de Tardieu parvient à nous toucher.
Est-ce la camisole justement, et tous ces liens (exception faite des lacets, dûment retirés), qui décuple la puissance du regard de cet homme et nous force à nous y plonger? Le visage à moitié enfoui sous sa blouse, ce n'est pas lui que nous regardons (il est caché) c'est plutôt lui qui nous scrute, nous fouille et nous interroge de son regard inquiet.
Sans peut-être l'avoir voulu, Tardieu nous fait le coup de Géricault : renvoyer le spectateur à lui-même et à sa propre folie par un habile jeu de réflexivité. Mais ce coup de maître de Tardieu restera un cas isolé et il faudra attendre deux décennies avant que triomphe celui que Charcot qualifiera de Maître.

Léon Duchenne de Boulogne est neurologue, photographe et artiste dans l'âme. Il est le premier à expérimenter les applications cliniques de l'électricité et à en photographier les résultats.
Analyse électro-physiologique de l'expression des passions applicable à la pratique des arts plastiques: le titre de son ouvrage publié en 1862 est tout un programme. S'appliquant à redonner vie, par décharge électrique, aux muscles paralysés, Duchenne de Boulogne va se concentrer sur les muscles faciaux et passer quatre années au moins, de 1852 à 1856, à répertorier et à recréer une à une  les différentes expressions humaines pour les photographier.


Sur le visage de quelques patients/cobayes livrés, à leur corps défendant, aux caprices du Maître, Duchenne peint à l'électricité les expressions qu'il a admirées dans les musées d'Europe sur les toiles de Rubens ou d'autres.
Souvent il pose sur ces photographies, se met lui-même en scène, électrodes à la main, souriant pour la postérité. Parfois même, il scénographie la prise de vue, choisit un rôle, une attitude et un costume pour sa comédienne fétiche: "religieuse en extase" ou "femme surprise à sa toilette".

Lors de ces prises de vue qu'il ne peut réaliser lui-même, Duchenne de Boulogne -qui tient beaucoup à la qualité esthétique des clichés- fait appel à des opérateurs qualifiés, parmi lesquels Adrien Tournachon, frère du plus illustre photographe de l'époque, Felix Tournachon, dit Nadar.
Est-ce le médecin qui influença le photographe ou l'inverse? A l'époque où il réalisait les vues des patients de Duchenne, Adrien Tournachon signait sous son nom, avec le mime Legrand grimé en Pierrot, une autre série de "Têtes d'expression" restée célèbre...


A suivre...

mardi 28 février 2017

Le bal des folles

Mardi Gras à la Salpêtrière

Bal à la Salpêtrière, J. Belon, 1890


Le 19 mars 1887, comme chaque Mardi Gras de ces années là -la grande époque de Charcot- avait lieu à la Salpêtrière, à huit heures précises, le Bal des Folles. Ainsi surnommé et connu des Parisiens, c'était le bal traditionnel donné tous les ans par l'assistance publique à une partie de ses malades. Mieux qu'un bal, d'ailleurs, l'administration hospitalière en organisait deux: « le bal des idiotes et des épileptiques – dit bal mineur et le bal des hystériques, des folles et des maniaques –dit bal majeur », écrit Gabriela Zapolska qui y assiste.
En effet, note le reporter du Petit Parisien:

« Si nous ajoutons au plaisir de la danse, plaisir féminin par excellence, l'influence bienfaisante de la musique qui détend les nerfs et calme si bien la mélancolie, n'est-on pas autorisé à penser et à dire que l'Administration hospitalière, en agissant ainsi, agit sagement ? » Mieux qu'un bal, qu'une simple oeuvre de bienfaisance, c'est un acte thérapeutique majeur.

Dans les grands salons de la Salpêtrière décorés de plantes vertes et de fleurs, les aliénées, déguisées en marquises, en bayadères, en paysannes ou mousquetaires, valsent avec les invités, curieux du Tout-Paris qui s'arrachent les invitations à ce carnaval unique. Pour elles aussi, évidemment, c'est un événement. Elles s'y préparent plusieurs mois à l'avancent, je les imagine passant des heures, des jours, un temps infini, à coudre et peaufiner les détails de leur costume, jusqu'au grand jour.
Gabriela Zapolska décrit:

"Sur le seuil, se tient Clétienne, une hystérique. C’est elle la plus célèbre. Elle est déguisée en femme turque. Elle glisse à travers la foule avec un air de reine, en faisant traîner ses souliers rouges que des jambes, elles-mêmes recouvertes de bas rouges en tricot, parviennent tout juste à retenir. La foule lui cède la place, tandis que tous murmurent : «Clétienne»… Elle sourit gracieusement, présentant un pâme visage, où des cernes lui font des lunettes d’un vilain bleu, qui lui couvrent la moitié des joues.
"A côté d’elle, vêtue d’une robe noire constellée d’étoiles dorées, le cou ridé et une petite tête de girafe, Habillon tourne, salue et sourit. Elle souffre d’un dédoublement de la personnalité. Tous les cinq ans, cette malade se prend pour quelqu’un d’autre. Actuellement, c’est une personne très aimable : déjà, à la porte d’entrée, elle m’a donné la main et m’a souri avec gentillesse... »


Il y a de quoi s'étonner mais certaines de ces femmes sont bel et bien des célébrités. Ce sont les « égéries » de Charcot, ses patientes favorites, parfaitement rodées à l'hypnose et ses trucs, capables d'exécuter sur simple demande la figure la plus complexe de la Grande Crise Hystérique.
« Ces quatre ou cinq femmes, raconte le reporter du Petit Parisien, sont là souriantes, pleines de force et de jeunesse, causant avec tous, ne manquant pas une danse qu'elles exécutent d'ailleurs d'une manière irréprochable. Elles forment, au milieu de toutes leurs compagnes, une sorte d'aristocratie, une sorte de caste supérieure que les autres acceptent volontiers. Elles se font un titre de gloire d'être les sujets et les malades du maître , et elles proclament volontiers et avec emphase qu'elles sont du service de Charcot. » Toutes les soirées ont leurs reines...
Mais pour qu'un Bal à la Salpêtrière soit parfaitement réussi il faut prendre quelques précautions... Champagne et vins sont par exemples interdits aux aliénées et des surveillantes, des gardiens sont postés aux quatre coins de la salle pour prévenir le moindre incident. Mais, plus surprenant, les cuivres sont bannis de l'orchestre. Oui, les cuivres, ou les cymbales, sur ce point précis les versions diffèrent. Une chose est sûre: une année que l'on avait négligé de les retirer de l'orchestre, certaines des hystériques présentes étaient tombées en catalepsie au son de l'instrument. Sorcellerie? Non, les hystériques que Charcot avait conditionnées, habituées à être plongées sous hypnose au son du gong, étaient ensuite capables, condamnées plutôt, à répéter la manoeuvre à volonté.


« Quand on se rappelle que dans le même Hospice de la Salpêtrière où l'on dansait si joyeusement hier, les pauvres folles étaient encore, il n'y a pas quatre-vingt ans, enfermées à demi-nues, le corps chargé de chaînes et de carcans, dans des loges souterraines où « elles avaient souvent les pieds rongés par les rats » ou gelées « par le froid des hivers », on songe non sans fierté au chemin parcouru, et l'on se dit que ni la science, ni la philanthropie, ni le progrès ne sont de vains mots. » Le petit Parisien 19 03 1887


dimanche 26 février 2017

Le spectacle de la folie: icônes de la médecine mentale



La « psychiatrie moderne » s’est construite sur une légende. En deux temps.
1793, Pinel délivre les aliénés de Bicêtre. 1795, Pinel délivre les aliénées à la Salpêtrière. Deux mythes fondateurs et deux icônes. L’histoire a retenu la seconde, plus touchante, plus réussie. Aucun détail ne manque pour faire du tableau de Tony Robert-Fleury une image sainte : le libérateur, tenant d’une poigne ferme une canne pouvant servir, le cas échéant, de matraque et abandonnant royalement son autre main à la dévotion d’une jeune femme reconnaissante, contemple, impassible, celles que l’on s’apprête à libérer de leurs fers. C’est une bien étrange figure de majesté que fait Pinel dans ce tableau par ailleurs terriblement réaliste, presque clinique, et qui montre la folie sous ses différents visages d’angoisse, de douleur ou de délire.

Dès le début, la médecine mentale a eu recours à l’art et aux artistes pour célébrer son apparition puis son avènement (et pour classifier les types de folie, on y reviendra). Forger sa légende à travers deux figures héroïques, Pinel et Charcot, et un lieu : la Salpêtrière.

Retour en arrière.

1656.  L’Edit de renfermement des pauvres mendiants signe l’acte de naissance du lieu. A partir de cette date l’ancien arsenal accueille les femmes dont le comportement est jugé déviant d’une manière ou d’une autre de la norme de l’époque ; indistinctement, indigentes, malades, infirmes, orphelins, prostituées et criminelles. Tout ce qui traîne dans Paris et ses faubourgs de mendiantes, de misérables et de débauchées, toutes, sont systématiquement raflées et enfermées, livrées pour ainsi dire à la merci de gardiens plus ou moins cruels et souvent sans espoir de sortie. Dans l’opinion de l’époque - la chasse aux sorcières n’est pas loin – la Salpêtrière représente la cage aux fauves. Une cage qui ne cesse de s’agrandir et passe en quelques décennies de 300 à 3000 pensionnaires, considérées comme autant de bêtes sauvages qui ne peuvent être laissées en liberté mais peuvent, à la moindre infraction au règlement, être enchaînées ou mises au carcan, au pilori, au cachot. Ténèbres de l’ancien régime. L’horreur dura plus d’un siècle, dit la légende, après quoi survint le sauveur, Philippe Pinel délivre les fous de Bicêtre puis les folles de la Salpêtrière. La libération est en vérité toute relative mais c’est une ère nouvelle qui commence, celle de la psychiatrie qui soigne ou, à défaut, classe les malades par catégories (voir prochain article).
Tony Robert-Fleury, Pinel délivrant les aliénées de la Salpêtrière



Un siècle plus tard c’est au tour de Charcot d’entrer à la Salpêtrière où il se place, dès son arrivée en 1862, sous les auspices de Pinel en faisant accrocher en bonne place le tableau de Robert-Fleury. La légende est en marche, suffisamment tenace pour qu’aujourd’hui encore des admirateurs écrivent : « Comme un magicien, il métamorphosa ce lieu historique où régnaient la déchéance, la solitude et la mort en un temple de la médecine ». En sélectionnant ses patientes, le médecin s’attache à constituer « un Musée d’anatomie pathologique où, à peu de frais seraient rassemblées les pièces les plus intéressantes, plus variées et plus multipliées que partout ailleurs » dans le but de répertorier tous les genres de folie connus. Et de dépasser ses prédécesseurs. Pour cela, il a une botte secrète. L’hypnose.
Charcot l’utilise pour traiter les « hystériques », c’est-à-dire pour déclencher chez elles des crises et non les soigner. En aucun cas il ne s’agit d’hypnose curative mais d’un « trucage » pour obtenir de ses patientes/cobayes des poses inspirées, des convulsions parfaites en vue d’illustrer son cours. Rapidement, ses « leçons du mardi » deviennent célèbres, un spectacle couru par le Tout-Paris, et que le professeur pimente de quelques expériences bien senties. Sous hypnose, il manipule ses sujets (de préférence de jolies jeunes filles), leur fait tenir les poses les plus bizarres, écrit sur leur peau avec des épingles ou transperce carrément un de leurs membres avec une grande aiguille et fait constater aux spectateurs stupéfaits que pas une goutte de sang n’est versée ! Le public est conquis, Charcot triomphe. Il est le premier à réussir le tour de force de transformer sa discipline en un phénomène de mode, un spectacle aussi captivant que les Folies Bergères ou le Caf’ Conc’. Il est vrai que le programme de « La grande attaque hystérique » a de quoi captiver l’imagination:
« Période épileptoïde de la grande attaque hystérique, phase tonique, attitude tétanique.
Période de clownisme (…)
Contorsions. Arc de cercle et variétés.
Grands mouvements. Salutations
Cris de rage. »
Les visiteurs se pressent de toute l’Europe, malades de toutes sortes, curieux en mal de sensations et artistes en quête d’inspiration, Maupassant, Sarah Bernhardt, Freud entre autres. Les peintres eux aussi s’intéressent au phénomène et, parmi eux, André Brouillet qui immortalise en 1887 une de ces « leçons du Mardi ». Sous les yeux d’un public de médecins, journalistes et curieux, Charcot procède à une démonstration scientifique sur la personne de Blanche Wittman, une de ses égéries.

André Brouillet, Une leçon clinique à la Salpêtrière

Le tableau, comparé à l’époque à La leçon d’anatomie de Rembrandt, est édifiant. A une assemblée exclusivement masculine, messieurs sérieux et attentifs, tout de noir vêtus, le professeur offre le spectacle d’une femme à la gorge découverte, pâmée dans les bras de son assistant et prête à répondre à n’importe quelle suggestion hypnotique. Sade n’a pas fait mieux. De manière explicite, un dessin de Richer figurant la posture phare de la crise hystérique, dite l’Arc de cercle, et placé dans le coin supérieur gauche de la toile, annonce la suite.
Mais à ce tableau d’une leçon répond un autre, d’une autre leçon donnée la même année, où la réalité du traitement des hystériques apparaît plus clairement. Sur ce tableau, le peintre Henri Gervex représente, juste avant l’opération, le chirurgien Jules Péan exhibant en même temps que les pinces qui portent son nom, le corps dévêtu d’une jeune femme qui pourrait être celle de la Salpêtrière. Surnommé Docteur Mort aux gosses dans le roman éponyme de Dubust La Forêt, Péan est notamment passé à la postérité pour avoir pratiqué en une dizaine d’années près d’un millier d’ovariotomies censées soulager ses patientes sujettes à des crises d’hystérie.
Henri Gervex, Jules Péan enseignant le pincement des vaisseaux
De Pinel à Charcot et Péan, les chaînes ont disparu des asiles, des hôpitaux et des tableaux mais la vue de ces femmes sans défense, sous éther ou sous hypnose, livrées à la curiosité malsaine et aux scalpels d’hommes en noir n’en est pas moins effrayante.
Je laisse le mot de la fin à Octave Mirbeau, s’interrogeant sur la portée et les dangers de l’hypnose : « Qui donnera la clé de ces redoutables mystères ? Qui expliquera suffisamment cet empire absolu de l’homme équilibré sur la créature détraquée ? (…) Est-il à craindre qu’une partie des hommes, la fraction malade, la plus nombreuse, devienne l’esclave docile de la minorité qui veut et qui sait ? En vérité, toutes ces questions troublent l’esprit. Voyez-vous d’ici tout un peuple hypnotisé, ne voyant, ne marchant, n’agissant et ne souffrant qu’avec la permission de quelques êtres supérieurs ? ».

samedi 11 février 2017

Le visage d'un fou sur les murs de Paris


Les portraits aliénés de Géricault


Le Fou assassin, le Fou kleptomane ou encore le Monomane du vol…

De l’homme représenté sur cette toile on ne connaît pas d’autre identité ; le nom de cet homme je ne le connais pas, pas plus que ceux des quatre autres aliénés peints par Géricault et dont on a conservé les portraits. La Monomane de l’Envie, la Monomane du Jeu, le Monomane du commandement militaire et celui du vol d’enfant sont (heureusement ?). Leurs noms nous sont à jamais inconnus et pourtant, au premier regard, nous les reconnaissons. Ils se tiennent vivants, là devant nous, et leur âme mise à nu se lit sur leurs traits comme posés à même la toile.
 
Monomanes du Commandement militaire et de l'envie

Engagé semble-t-il par le Docteur Georget pour représenter certains des malades dont il avait la responsabilité, Géricault a fait bien plus que cela. Il a peint les premiers portraits d’individus considérés comme fous, c’est-à-dire considérés quelques années encore auparavant comme des bêtes, des créatures à peine dignes de vivre (en tout cas pas en liberté) que l’on reléguait, enchaînés, avec les criminels dans des culs de basse-fosse. Ce fait : que le fou, après tout, restait un être humain, était une découverte récente.

Géricault, lui, savait pour avoir eu quelques accointances avec la folie.

Tête brûlée, joueur et coureur de jupons, peintre culte de son vivant, Géricault était une sorte de rock star avant l'heure: un héros Romantique. Celui qu'on a surnommé l'Homme Cheval (autant, paraît-il, pour son amour des bêtes que pour celui des femmes) a vécu vite (il est mort à 32 ans) et dangereusement (des suites d'une chute et d'autres chevauchées débridées), sans trop se soucier de moralité, sans craindre par exemple de faire un enfant à sa tante ou de jouer à l'apprenti Frankenstein... Pendant une année entière, de 1818 à 1819, Géricault travaille à une toile de 5 mètres par 7 qui deviendra le Radeau de la Méduse: il installe au milieu de son atelier une maquette grandeur nature du radeau, y fait poser des rescapés du naufrage et, pour reproduire plus fidèlement les cadavres il se procure auprès des hôpitaux des pieds, des mains, des membres amputés et même une tête de décapité. Une année avec ces visions (cette puanteur – ses amis s'en souviendront) et on peut imaginer que la folie ne devait pas être étrangère à Géricault.

Avant lui, un seul peintre -Goya- avait porté son regard sur les asiles, mais aucun n’avait encore scruté ainsi l’âme d’un aliéné pour la restituer littéralement sur une toile. Sans effet de style, sans misérabilisme ; sans pathos ni cruauté ; non pas dans l’intention de faire de ses sujets des « cas » mais au contraire de les restaurer dans leur individualité, leur humanité, et les offrir à la vue de tous… ce qui faillit ne jamais avoir lieu.

Peints autour de 1820 puis perdus de vue ; retrouvés par hasard en 1864 dans un grenier à Baden Baden et conservés encore quelques décennies dans des réserves de musée, les fous de Géricault sont restés longtemps sans voir le jour. Il était trop tôt. Ce que Géricault avait vu et voulu faire voir était au-delà de ce que le public de son temps (et de quelques générations suivantes) était en mesure d’appréhender. Histoire de l’art, histoire de modes… il faut parfois des années pour qu’une œuvre soit comprise et appréciée. Il a fallu aux Monomanes de Géricault plus d’un siècle pour être reconnus, mais alors la reconnaissance a été à la hauteur de l'indifférence dont elles avaient souffert.

C'est le Monomane du vol qui fut choisi, et non le Radeau de la Méduse, pour représenter l'oeuvre de Géricault lors de sa première grande rétrospective, en 1992... Le pauvre visage d'un pauvre fou, plutôt que la toile monumentale, s'afficha dans tout Paris le temps d'un hiver.
Le visage d'un homme qui avait passé une partie de sa vie (combien d'années?) caché, reclus, retrouvait soudain la liberté, s'offrait à la vue et dévisageait en même temps les passants, des grands boulevards aux couloirs du métro, et jusqu'au mur de la chambre de mon père, où je fis la première fois sa connaissance.
Depuis, son image ne m'a jamais quitté.

dimanche 22 janvier 2017

Un cycle de folie

La folie par l'image

Autoportrait de Gustave Courbet, "Le désespéré"

D’où vient ce mystérieux pouvoir qu’ont certaines images de nous subjuguer, de pénétrer notre subconscient et d’y étendre leurs racines, de s’y installer si bien qu’elles en deviennent des obsessions ? Peut-être parce qu’elles savent trouver en nous, au plus profond de nous, la résonnance la plus intime et donc la plus grande.
Dans mon propre imagier fantôme, les fous occupent une place importante. Certains sont des autoportraits d’artistes reconnus, d’autres des portraits peints ou photographiques de fous parfois sans autre identité que celle de leur démence (Monomanie, Epilepsie, Mélancolie…). Mais, même anonymes, et depuis longtemps disparus, leur présence captive le regard, tétanise la pensée et déclenche l’émotion. Parce qu’on lit sur leurs figures la détresse, la souffrance, l’égarement, parce qu’elles nous renvoient à nous-même et à un autre nous-mêmes, à cette terrible dissociation du moi qu’est l’aliénation.
De même que certains artistes ont pu trouver un exutoire, un réconfort ou une libération en se représentant dans des moments de crise (on pense à Van Gogh, à Artaud, au cri de Munch, à l’autoportrait que Courbet gardait auprès de lui), le premier souci des aliénistes lorsqu’ils ont commencé à s’intéresser aux fous comme à des malades susceptibles d’être soignés, a été de les dessiner ou de les photographier pendant leurs crises pour établir une classification de leurs troubles et tenter de rationnaliser l’irrationnel. Mais si dans le premier cas l’expression artistique pouvait permettre à celui qui se peignait de se réapproprier son image, dans le second cas cette volonté de représenter pour classer, exposer, prouver a mené à une seconde aliénation.
C’est ainsi qu’a débuté une période étrange durant laquelle l’histoire de la médecine mentale et celle de l’image se sont rapprochées, et qu’on a vu les aliénés devenir les modèles de médecins apprentis photographes ou de magnétiseurs prêts à faire d’eux les cobayes de toutes les expérimentations de l’époque, du cinématographe à l’hypnose, parfois dans de spectaculaires mises en scène.
Ces images sont captivantes, leur histoire l’est tout autant.
A suivre, Géricault et ses portraits d’aliénés.

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