dimanche 26 février 2017

Le spectacle de la folie: icônes de la médecine mentale



La « psychiatrie moderne » s’est construite sur une légende. En deux temps.
1793, Pinel délivre les aliénés de Bicêtre. 1795, Pinel délivre les aliénées à la Salpêtrière. Deux mythes fondateurs et deux icônes. L’histoire a retenu la seconde, plus touchante, plus réussie. Aucun détail ne manque pour faire du tableau de Tony Robert-Fleury une image sainte : le libérateur, tenant d’une poigne ferme une canne pouvant servir, le cas échéant, de matraque et abandonnant royalement son autre main à la dévotion d’une jeune femme reconnaissante, contemple, impassible, celles que l’on s’apprête à libérer de leurs fers. C’est une bien étrange figure de majesté que fait Pinel dans ce tableau par ailleurs terriblement réaliste, presque clinique, et qui montre la folie sous ses différents visages d’angoisse, de douleur ou de délire.

Dès le début, la médecine mentale a eu recours à l’art et aux artistes pour célébrer son apparition puis son avènement (et pour classifier les types de folie, on y reviendra). Forger sa légende à travers deux figures héroïques, Pinel et Charcot, et un lieu : la Salpêtrière.

Retour en arrière.

1656.  L’Edit de renfermement des pauvres mendiants signe l’acte de naissance du lieu. A partir de cette date l’ancien arsenal accueille les femmes dont le comportement est jugé déviant d’une manière ou d’une autre de la norme de l’époque ; indistinctement, indigentes, malades, infirmes, orphelins, prostituées et criminelles. Tout ce qui traîne dans Paris et ses faubourgs de mendiantes, de misérables et de débauchées, toutes, sont systématiquement raflées et enfermées, livrées pour ainsi dire à la merci de gardiens plus ou moins cruels et souvent sans espoir de sortie. Dans l’opinion de l’époque - la chasse aux sorcières n’est pas loin – la Salpêtrière représente la cage aux fauves. Une cage qui ne cesse de s’agrandir et passe en quelques décennies de 300 à 3000 pensionnaires, considérées comme autant de bêtes sauvages qui ne peuvent être laissées en liberté mais peuvent, à la moindre infraction au règlement, être enchaînées ou mises au carcan, au pilori, au cachot. Ténèbres de l’ancien régime. L’horreur dura plus d’un siècle, dit la légende, après quoi survint le sauveur, Philippe Pinel délivre les fous de Bicêtre puis les folles de la Salpêtrière. La libération est en vérité toute relative mais c’est une ère nouvelle qui commence, celle de la psychiatrie qui soigne ou, à défaut, classe les malades par catégories (voir prochain article).
Tony Robert-Fleury, Pinel délivrant les aliénées de la Salpêtrière



Un siècle plus tard c’est au tour de Charcot d’entrer à la Salpêtrière où il se place, dès son arrivée en 1862, sous les auspices de Pinel en faisant accrocher en bonne place le tableau de Robert-Fleury. La légende est en marche, suffisamment tenace pour qu’aujourd’hui encore des admirateurs écrivent : « Comme un magicien, il métamorphosa ce lieu historique où régnaient la déchéance, la solitude et la mort en un temple de la médecine ». En sélectionnant ses patientes, le médecin s’attache à constituer « un Musée d’anatomie pathologique où, à peu de frais seraient rassemblées les pièces les plus intéressantes, plus variées et plus multipliées que partout ailleurs » dans le but de répertorier tous les genres de folie connus. Et de dépasser ses prédécesseurs. Pour cela, il a une botte secrète. L’hypnose.
Charcot l’utilise pour traiter les « hystériques », c’est-à-dire pour déclencher chez elles des crises et non les soigner. En aucun cas il ne s’agit d’hypnose curative mais d’un « trucage » pour obtenir de ses patientes/cobayes des poses inspirées, des convulsions parfaites en vue d’illustrer son cours. Rapidement, ses « leçons du mardi » deviennent célèbres, un spectacle couru par le Tout-Paris, et que le professeur pimente de quelques expériences bien senties. Sous hypnose, il manipule ses sujets (de préférence de jolies jeunes filles), leur fait tenir les poses les plus bizarres, écrit sur leur peau avec des épingles ou transperce carrément un de leurs membres avec une grande aiguille et fait constater aux spectateurs stupéfaits que pas une goutte de sang n’est versée ! Le public est conquis, Charcot triomphe. Il est le premier à réussir le tour de force de transformer sa discipline en un phénomène de mode, un spectacle aussi captivant que les Folies Bergères ou le Caf’ Conc’. Il est vrai que le programme de « La grande attaque hystérique » a de quoi captiver l’imagination:
« Période épileptoïde de la grande attaque hystérique, phase tonique, attitude tétanique.
Période de clownisme (…)
Contorsions. Arc de cercle et variétés.
Grands mouvements. Salutations
Cris de rage. »
Les visiteurs se pressent de toute l’Europe, malades de toutes sortes, curieux en mal de sensations et artistes en quête d’inspiration, Maupassant, Sarah Bernhardt, Freud entre autres. Les peintres eux aussi s’intéressent au phénomène et, parmi eux, André Brouillet qui immortalise en 1887 une de ces « leçons du Mardi ». Sous les yeux d’un public de médecins, journalistes et curieux, Charcot procède à une démonstration scientifique sur la personne de Blanche Wittman, une de ses égéries.

André Brouillet, Une leçon clinique à la Salpêtrière

Le tableau, comparé à l’époque à La leçon d’anatomie de Rembrandt, est édifiant. A une assemblée exclusivement masculine, messieurs sérieux et attentifs, tout de noir vêtus, le professeur offre le spectacle d’une femme à la gorge découverte, pâmée dans les bras de son assistant et prête à répondre à n’importe quelle suggestion hypnotique. Sade n’a pas fait mieux. De manière explicite, un dessin de Richer figurant la posture phare de la crise hystérique, dite l’Arc de cercle, et placé dans le coin supérieur gauche de la toile, annonce la suite.
Mais à ce tableau d’une leçon répond un autre, d’une autre leçon donnée la même année, où la réalité du traitement des hystériques apparaît plus clairement. Sur ce tableau, le peintre Henri Gervex représente, juste avant l’opération, le chirurgien Jules Péan exhibant en même temps que les pinces qui portent son nom, le corps dévêtu d’une jeune femme qui pourrait être celle de la Salpêtrière. Surnommé Docteur Mort aux gosses dans le roman éponyme de Dubust La Forêt, Péan est notamment passé à la postérité pour avoir pratiqué en une dizaine d’années près d’un millier d’ovariotomies censées soulager ses patientes sujettes à des crises d’hystérie.
Henri Gervex, Jules Péan enseignant le pincement des vaisseaux
De Pinel à Charcot et Péan, les chaînes ont disparu des asiles, des hôpitaux et des tableaux mais la vue de ces femmes sans défense, sous éther ou sous hypnose, livrées à la curiosité malsaine et aux scalpels d’hommes en noir n’en est pas moins effrayante.
Je laisse le mot de la fin à Octave Mirbeau, s’interrogeant sur la portée et les dangers de l’hypnose : « Qui donnera la clé de ces redoutables mystères ? Qui expliquera suffisamment cet empire absolu de l’homme équilibré sur la créature détraquée ? (…) Est-il à craindre qu’une partie des hommes, la fraction malade, la plus nombreuse, devienne l’esclave docile de la minorité qui veut et qui sait ? En vérité, toutes ces questions troublent l’esprit. Voyez-vous d’ici tout un peuple hypnotisé, ne voyant, ne marchant, n’agissant et ne souffrant qu’avec la permission de quelques êtres supérieurs ? ».

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