La « psychiatrie moderne » s’est construite sur une légende. En deux temps.
1793, Pinel délivre les aliénés de Bicêtre. 1795, Pinel délivre les aliénées à la Salpêtrière. Deux mythes fondateurs et deux icônes. L’histoire a retenu la seconde, plus touchante, plus réussie. Aucun détail ne manque pour faire du tableau de Tony Robert-Fleury une image sainte : le libérateur, tenant d’une poigne ferme une canne pouvant servir, le cas échéant, de matraque et abandonnant royalement son autre main à la dévotion d’une jeune femme reconnaissante, contemple, impassible, celles que l’on s’apprête à libérer de leurs fers. C’est une bien étrange figure de majesté que fait Pinel dans ce tableau par ailleurs terriblement réaliste, presque clinique, et qui montre la folie sous ses différents visages d’angoisse, de douleur ou de délire.
1793, Pinel délivre les aliénés de Bicêtre. 1795, Pinel délivre les aliénées à la Salpêtrière. Deux mythes fondateurs et deux icônes. L’histoire a retenu la seconde, plus touchante, plus réussie. Aucun détail ne manque pour faire du tableau de Tony Robert-Fleury une image sainte : le libérateur, tenant d’une poigne ferme une canne pouvant servir, le cas échéant, de matraque et abandonnant royalement son autre main à la dévotion d’une jeune femme reconnaissante, contemple, impassible, celles que l’on s’apprête à libérer de leurs fers. C’est une bien étrange figure de majesté que fait Pinel dans ce tableau par ailleurs terriblement réaliste, presque clinique, et qui montre la folie sous ses différents visages d’angoisse, de douleur ou de délire.
Dès le début, la médecine mentale
a eu recours à l’art et aux artistes pour célébrer son apparition puis son
avènement (et pour classifier les types de folie, on y reviendra). Forger sa
légende à travers deux figures héroïques, Pinel et Charcot, et un lieu :
la Salpêtrière.
Retour en arrière.
1656. L’Edit
de renfermement des pauvres mendiants signe l’acte de naissance du lieu. A partir
de cette date l’ancien arsenal accueille les femmes dont le comportement est
jugé déviant d’une manière ou d’une autre de la norme de l’époque ;
indistinctement, indigentes, malades, infirmes, orphelins, prostituées et
criminelles. Tout ce qui traîne dans Paris et ses faubourgs de mendiantes, de
misérables et de débauchées, toutes, sont systématiquement raflées et
enfermées, livrées pour ainsi dire à la merci de gardiens plus ou moins cruels
et souvent sans espoir de sortie. Dans l’opinion de l’époque - la chasse aux
sorcières n’est pas loin – la Salpêtrière représente la cage aux fauves. Une
cage qui ne cesse de s’agrandir et passe en quelques décennies de 300 à 3000
pensionnaires, considérées comme autant de bêtes sauvages qui ne peuvent être
laissées en liberté mais peuvent, à la moindre infraction au règlement, être
enchaînées ou mises au carcan, au pilori, au cachot. Ténèbres de l’ancien
régime. L’horreur dura plus d’un siècle, dit la légende, après quoi survint le
sauveur, Philippe Pinel délivre les fous de Bicêtre puis les folles de la
Salpêtrière. La libération est en vérité toute relative mais c’est une ère
nouvelle qui commence, celle de la psychiatrie qui soigne ou, à défaut, classe
les malades par catégories (voir prochain article).
Tony Robert-Fleury, Pinel délivrant les aliénées de la Salpêtrière |
Un siècle plus tard c’est au tour
de Charcot d’entrer à la Salpêtrière où il se place, dès son arrivée en 1862,
sous les auspices de Pinel en faisant accrocher en bonne place le tableau de
Robert-Fleury. La légende est en marche, suffisamment tenace pour qu’aujourd’hui
encore des admirateurs écrivent :
« Comme un magicien, il métamorphosa ce lieu historique où régnaient la
déchéance, la solitude et la mort en un temple de la médecine ». En
sélectionnant ses patientes, le médecin s’attache à constituer « un Musée d’anatomie pathologique où, à peu
de frais seraient rassemblées les pièces les plus intéressantes, plus variées
et plus multipliées que partout ailleurs » dans le but de répertorier
tous les genres de folie connus. Et de dépasser ses prédécesseurs. Pour cela,
il a une botte secrète. L’hypnose.
Charcot l’utilise pour traiter les
« hystériques », c’est-à-dire pour déclencher chez elles des crises
et non les soigner. En aucun cas il ne s’agit d’hypnose curative mais d’un
« trucage » pour obtenir de ses patientes/cobayes des poses inspirées, des
convulsions parfaites en vue d’illustrer son cours. Rapidement, ses
« leçons du mardi » deviennent célèbres, un spectacle couru par le
Tout-Paris, et que le professeur pimente de quelques expériences bien senties.
Sous hypnose, il manipule ses sujets (de préférence de jolies jeunes filles),
leur fait tenir les poses les plus bizarres, écrit sur leur peau avec des
épingles ou transperce carrément un de leurs membres avec une grande aiguille
et fait constater aux spectateurs stupéfaits que pas une goutte de sang n’est
versée ! Le public est conquis, Charcot triomphe. Il est le premier à réussir le
tour de force de transformer sa discipline en un phénomène de mode, un
spectacle aussi captivant que les Folies Bergères ou le Caf’ Conc’. Il est vrai
que le programme de « La grande attaque hystérique » a de quoi
captiver l’imagination:
« Période épileptoïde de la
grande attaque hystérique, phase tonique, attitude tétanique.
Période de clownisme (…)
Contorsions. Arc de cercle et variétés.
Grands mouvements. Salutations
Cris de rage. »
Les visiteurs se pressent de
toute l’Europe, malades de toutes sortes, curieux en mal de sensations et
artistes en quête d’inspiration, Maupassant, Sarah Bernhardt, Freud entre
autres. Les peintres eux aussi s’intéressent au phénomène et, parmi eux, André
Brouillet qui immortalise en 1887 une de ces « leçons du Mardi ».
Sous les yeux d’un public de médecins, journalistes et curieux, Charcot procède
à une démonstration scientifique sur la personne de Blanche Wittman, une de ses
égéries.
André Brouillet, Une leçon clinique à la Salpêtrière |
Le tableau, comparé à
l’époque à La leçon d’anatomie de Rembrandt, est édifiant. A une assemblée
exclusivement masculine, messieurs sérieux et attentifs, tout de noir vêtus, le
professeur offre le spectacle d’une femme à la gorge découverte, pâmée dans les
bras de son assistant et prête à répondre à n’importe quelle suggestion
hypnotique. Sade n’a pas fait mieux. De manière explicite, un dessin de Richer
figurant la posture phare de la crise hystérique, dite l’Arc de cercle, et
placé dans le coin supérieur gauche de la toile, annonce la suite.
Mais à ce tableau d’une leçon répond un autre,
d’une autre leçon donnée la même année, où la réalité du traitement des
hystériques apparaît plus clairement. Sur ce tableau, le peintre Henri Gervex
représente, juste avant l’opération, le chirurgien Jules Péan exhibant en même
temps que les pinces qui portent son nom, le corps dévêtu d’une jeune femme qui
pourrait être celle de la Salpêtrière. Surnommé Docteur Mort aux gosses dans le
roman éponyme de Dubust La Forêt, Péan est notamment passé à la postérité pour
avoir pratiqué en une dizaine d’années près d’un millier d’ovariotomies censées
soulager ses patientes sujettes à des crises d’hystérie.
Henri Gervex, Jules Péan enseignant le pincement des vaisseaux |
De Pinel à Charcot et Péan, les chaînes ont
disparu des asiles, des hôpitaux et des tableaux mais la vue de ces femmes sans
défense, sous éther ou sous hypnose, livrées à la curiosité malsaine et aux
scalpels d’hommes en noir n’en est pas moins effrayante.
Je laisse le mot de la fin à
Octave Mirbeau, s’interrogeant sur la portée et les dangers de l’hypnose :
« Qui donnera la clé de ces
redoutables mystères ? Qui expliquera suffisamment cet empire absolu de
l’homme équilibré sur la créature détraquée ? (…) Est-il à craindre qu’une
partie des hommes, la fraction malade, la plus nombreuse, devienne l’esclave
docile de la minorité qui veut et qui sait ? En vérité, toutes ces
questions troublent l’esprit. Voyez-vous d’ici tout un peuple hypnotisé, ne
voyant, ne marchant, n’agissant et ne souffrant qu’avec la permission de
quelques êtres supérieurs ? ».
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