samedi 11 février 2017

Le visage d'un fou sur les murs de Paris


Les portraits aliénés de Géricault


Le Fou assassin, le Fou kleptomane ou encore le Monomane du vol…

De l’homme représenté sur cette toile on ne connaît pas d’autre identité ; le nom de cet homme je ne le connais pas, pas plus que ceux des quatre autres aliénés peints par Géricault et dont on a conservé les portraits. La Monomane de l’Envie, la Monomane du Jeu, le Monomane du commandement militaire et celui du vol d’enfant sont (heureusement ?). Leurs noms nous sont à jamais inconnus et pourtant, au premier regard, nous les reconnaissons. Ils se tiennent vivants, là devant nous, et leur âme mise à nu se lit sur leurs traits comme posés à même la toile.
 
Monomanes du Commandement militaire et de l'envie

Engagé semble-t-il par le Docteur Georget pour représenter certains des malades dont il avait la responsabilité, Géricault a fait bien plus que cela. Il a peint les premiers portraits d’individus considérés comme fous, c’est-à-dire considérés quelques années encore auparavant comme des bêtes, des créatures à peine dignes de vivre (en tout cas pas en liberté) que l’on reléguait, enchaînés, avec les criminels dans des culs de basse-fosse. Ce fait : que le fou, après tout, restait un être humain, était une découverte récente.

Géricault, lui, savait pour avoir eu quelques accointances avec la folie.

Tête brûlée, joueur et coureur de jupons, peintre culte de son vivant, Géricault était une sorte de rock star avant l'heure: un héros Romantique. Celui qu'on a surnommé l'Homme Cheval (autant, paraît-il, pour son amour des bêtes que pour celui des femmes) a vécu vite (il est mort à 32 ans) et dangereusement (des suites d'une chute et d'autres chevauchées débridées), sans trop se soucier de moralité, sans craindre par exemple de faire un enfant à sa tante ou de jouer à l'apprenti Frankenstein... Pendant une année entière, de 1818 à 1819, Géricault travaille à une toile de 5 mètres par 7 qui deviendra le Radeau de la Méduse: il installe au milieu de son atelier une maquette grandeur nature du radeau, y fait poser des rescapés du naufrage et, pour reproduire plus fidèlement les cadavres il se procure auprès des hôpitaux des pieds, des mains, des membres amputés et même une tête de décapité. Une année avec ces visions (cette puanteur – ses amis s'en souviendront) et on peut imaginer que la folie ne devait pas être étrangère à Géricault.

Avant lui, un seul peintre -Goya- avait porté son regard sur les asiles, mais aucun n’avait encore scruté ainsi l’âme d’un aliéné pour la restituer littéralement sur une toile. Sans effet de style, sans misérabilisme ; sans pathos ni cruauté ; non pas dans l’intention de faire de ses sujets des « cas » mais au contraire de les restaurer dans leur individualité, leur humanité, et les offrir à la vue de tous… ce qui faillit ne jamais avoir lieu.

Peints autour de 1820 puis perdus de vue ; retrouvés par hasard en 1864 dans un grenier à Baden Baden et conservés encore quelques décennies dans des réserves de musée, les fous de Géricault sont restés longtemps sans voir le jour. Il était trop tôt. Ce que Géricault avait vu et voulu faire voir était au-delà de ce que le public de son temps (et de quelques générations suivantes) était en mesure d’appréhender. Histoire de l’art, histoire de modes… il faut parfois des années pour qu’une œuvre soit comprise et appréciée. Il a fallu aux Monomanes de Géricault plus d’un siècle pour être reconnus, mais alors la reconnaissance a été à la hauteur de l'indifférence dont elles avaient souffert.

C'est le Monomane du vol qui fut choisi, et non le Radeau de la Méduse, pour représenter l'oeuvre de Géricault lors de sa première grande rétrospective, en 1992... Le pauvre visage d'un pauvre fou, plutôt que la toile monumentale, s'afficha dans tout Paris le temps d'un hiver.
Le visage d'un homme qui avait passé une partie de sa vie (combien d'années?) caché, reclus, retrouvait soudain la liberté, s'offrait à la vue et dévisageait en même temps les passants, des grands boulevards aux couloirs du métro, et jusqu'au mur de la chambre de mon père, où je fis la première fois sa connaissance.
Depuis, son image ne m'a jamais quitté.

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