Les portraits aliénés de Géricault
Le Fou assassin, le Fou kleptomane
ou encore le Monomane du vol…
De l’homme représenté sur cette
toile on ne connaît pas d’autre identité ; le nom de cet homme je ne le
connais pas, pas plus que ceux des quatre autres aliénés peints par Géricault
et dont on a conservé les portraits. La Monomane de l’Envie, la Monomane du
Jeu, le Monomane du commandement militaire et celui du vol d’enfant sont
(heureusement ?). Leurs noms nous sont à jamais inconnus et pourtant, au
premier regard, nous les reconnaissons. Ils se tiennent vivants, là devant
nous, et leur âme mise à nu se lit sur leurs traits comme posés à même la
toile.
Monomanes du Commandement militaire et de l'envie
Engagé semble-t-il par le Docteur
Georget pour représenter certains des malades dont il avait la responsabilité,
Géricault a fait bien plus que cela. Il a peint les premiers portraits
d’individus considérés comme fous, c’est-à-dire considérés quelques années
encore auparavant comme des bêtes, des créatures à peine dignes de vivre (en
tout cas pas en liberté) que l’on reléguait, enchaînés, avec les criminels dans
des culs de basse-fosse. Ce fait : que le fou, après tout, restait un être
humain, était une découverte récente.
Géricault, lui, savait pour avoir
eu quelques accointances avec la folie.
Tête brûlée, joueur et coureur de
jupons, peintre culte de son vivant, Géricault était une sorte de rock star
avant l'heure: un héros Romantique. Celui qu'on a surnommé l'Homme Cheval
(autant, paraît-il, pour son amour des bêtes que pour celui des femmes) a vécu
vite (il est mort à 32 ans) et dangereusement (des suites d'une chute et
d'autres chevauchées débridées), sans trop se soucier de moralité, sans
craindre par exemple de faire un enfant à sa tante ou de jouer à l'apprenti
Frankenstein... Pendant une année entière, de 1818 à 1819, Géricault travaille
à une toile de 5 mètres par 7 qui deviendra le Radeau de la Méduse: il installe
au milieu de son atelier une maquette grandeur nature du radeau, y fait poser
des rescapés du naufrage et, pour reproduire plus fidèlement les cadavres il se
procure auprès des hôpitaux des pieds, des mains, des membres amputés et même
une tête de décapité. Une année avec ces visions (cette puanteur – ses amis
s'en souviendront) et on peut imaginer que la folie ne devait pas être
étrangère à Géricault.
Avant lui, un seul peintre -Goya-
avait porté son regard sur les asiles, mais aucun n’avait encore scruté ainsi
l’âme d’un aliéné pour la restituer littéralement sur une toile. Sans effet de
style, sans misérabilisme ; sans pathos ni cruauté ; non pas dans
l’intention de faire de ses sujets des « cas » mais au contraire de
les restaurer dans leur individualité, leur humanité, et les offrir à la vue de
tous… ce qui faillit ne jamais avoir lieu.
Peints autour de 1820 puis perdus
de vue ; retrouvés par hasard en 1864 dans un grenier à Baden Baden et
conservés encore quelques décennies dans des réserves de musée, les fous de
Géricault sont restés longtemps sans voir le jour. Il était trop tôt. Ce que
Géricault avait vu et voulu faire voir était au-delà de ce que le public de son
temps (et de quelques générations suivantes) était en mesure d’appréhender.
Histoire de l’art, histoire de modes… il faut parfois des années pour qu’une
œuvre soit comprise et appréciée. Il a fallu aux Monomanes de Géricault plus
d’un siècle pour être reconnus, mais alors la reconnaissance a été à la hauteur
de l'indifférence dont elles avaient souffert.
C'est le Monomane du vol qui fut choisi,
et non le Radeau de la Méduse, pour représenter l'oeuvre de Géricault lors de
sa première grande rétrospective, en 1992... Le pauvre visage d'un pauvre fou,
plutôt que la toile monumentale, s'afficha dans
tout Paris le temps d'un hiver.
Le visage d'un homme qui avait passé une
partie de sa vie (combien d'années?) caché, reclus, retrouvait soudain la liberté,
s'offrait à la vue et dévisageait en même temps les passants, des grands
boulevards aux couloirs du métro, et jusqu'au mur de la chambre de mon père, où
je fis la première fois sa connaissance.
Depuis, son image ne m'a jamais
quitté.
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