dimanche 19 mars 2017

A la recherche du fou modèle (1ère partie)



Ce n’est pas parce que l’on ôte à un prisonnier ses chaînes qu’on le libère pour autant.
A la suite du « beau geste » de Pinel (voir par ici ) qui délivra les aliénés en 1793, des générations de neurologues et d’aliénistes se sont employés à en faire la démonstration. Les fous, devenus (en partie) libres de leurs mouvements, devaient pouvoir être classés en fonction de leurs symptômes, pathologies ou manies ; étiquetés, analysés, réduits à une typologie. Dès lors, et pendant plusieurs décennies, les médecins ont entretenu une idée fixe, ne laissant à leurs malades aucun répit : produire ou reproduire le « type » parfait, le fou modèle.

Esquirol et le graveur Tardieu, Duchenne de Boulogne et ses électrodes ou Charcot et son bataillon de dessinateurs et photographes, la quête de cet idéal court sur une bonne partie du 19ème siècle, jusqu’à l’apparition du cinéma. Une quête impossible, bien sûr, mais surtout une quête qui tenait autant de la science que de l’esthétique.
C’est que Charcot, au fond, Charcot l’hypnotiseur, était un artiste. Déjà, il pratiquait en virtuose une forme primitive de stand-up, la conférence-spectacle à effets spéciaux, mais ses ambitions étaient plus élevées encore : la mise en scène, les trucs, les tours de passe-passe ne suffisaient pas, obtenir une expression parfaite n’avait de sens que si l’on pouvait en fixer l’image avec justesse. Charcot rêvait d’art lorsqu’il manipulait ses patientes, il voyait des tableaux, et il n’était pas le seul, ni le premier. L’hypnotiseur avait un maître et des prédécesseurs. 

 
Jean-Etienne Esquirol fut le précurseur.
A l’époque où Géricault peint ses monomanes, Esquirol -médecin et inventeur de la « monomanie »- succède à Pinel à la Salpêtrière et va s’attache à élaborer une classification par l’image des troubles de ses malades.
Mais ce n'est pas à Géricault qu'il fait appel pour illustrer son ouvrage (le premier du genre), Des maladies mentales considérées sous les rapports médical, hygiénique et médico-légal, qui paraît accompagné d'un atlas de 27 planches dont la réalisation a été confiée à Ambroise Tardieu.
Le souci esthétique ne transparaît pas nettement dans le titre ni dans le choix du graveur.
Choix pour le moins singulier, Ambroise est un cartographe, membre éminent de la Société de Géographie; pas vraiment le profil de l'emploi, ni le style... Sa manière est académique, froide, clinique, comme si en vérité il cartographiait la folie (ce qu'il fait en quelque sorte d'ailleurs), ses portraits ne manquent pas de vérité, ils manquent d'humanité.
Il faut dire que le docteur Esquirol n'est pas un partisan de la méthode douce et, à en croire les gravures, la camisole de force semble être une spécialité de la maison. Certes, il n'est pas être facile de faire poser un malade en pleine crise de démence ou d'hystérie, l'expression est fugace, nécessairement instable; ce sera l'affaire de la photographie... 


Mais dans certains cas, comme ici, la pointe sèche de Tardieu parvient à nous toucher.
Est-ce la camisole justement, et tous ces liens (exception faite des lacets, dûment retirés), qui décuple la puissance du regard de cet homme et nous force à nous y plonger? Le visage à moitié enfoui sous sa blouse, ce n'est pas lui que nous regardons (il est caché) c'est plutôt lui qui nous scrute, nous fouille et nous interroge de son regard inquiet.
Sans peut-être l'avoir voulu, Tardieu nous fait le coup de Géricault : renvoyer le spectateur à lui-même et à sa propre folie par un habile jeu de réflexivité. Mais ce coup de maître de Tardieu restera un cas isolé et il faudra attendre deux décennies avant que triomphe celui que Charcot qualifiera de Maître.

Léon Duchenne de Boulogne est neurologue, photographe et artiste dans l'âme. Il est le premier à expérimenter les applications cliniques de l'électricité et à en photographier les résultats.
Analyse électro-physiologique de l'expression des passions applicable à la pratique des arts plastiques: le titre de son ouvrage publié en 1862 est tout un programme. S'appliquant à redonner vie, par décharge électrique, aux muscles paralysés, Duchenne de Boulogne va se concentrer sur les muscles faciaux et passer quatre années au moins, de 1852 à 1856, à répertorier et à recréer une à une  les différentes expressions humaines pour les photographier.


Sur le visage de quelques patients/cobayes livrés, à leur corps défendant, aux caprices du Maître, Duchenne peint à l'électricité les expressions qu'il a admirées dans les musées d'Europe sur les toiles de Rubens ou d'autres.
Souvent il pose sur ces photographies, se met lui-même en scène, électrodes à la main, souriant pour la postérité. Parfois même, il scénographie la prise de vue, choisit un rôle, une attitude et un costume pour sa comédienne fétiche: "religieuse en extase" ou "femme surprise à sa toilette".

Lors de ces prises de vue qu'il ne peut réaliser lui-même, Duchenne de Boulogne -qui tient beaucoup à la qualité esthétique des clichés- fait appel à des opérateurs qualifiés, parmi lesquels Adrien Tournachon, frère du plus illustre photographe de l'époque, Felix Tournachon, dit Nadar.
Est-ce le médecin qui influença le photographe ou l'inverse? A l'époque où il réalisait les vues des patients de Duchenne, Adrien Tournachon signait sous son nom, avec le mime Legrand grimé en Pierrot, une autre série de "Têtes d'expression" restée célèbre...


A suivre...

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