Mardi
Gras à la Salpêtrière
Bal à la Salpêtrière, J. Belon, 1890 |
Le
19 mars 1887, comme chaque Mardi Gras de ces années là -la grande
époque de Charcot- avait lieu à la Salpêtrière, à huit heures
précises, le Bal des Folles. Ainsi surnommé et connu des Parisiens,
c'était le bal traditionnel donné tous les ans par l'assistance
publique à une partie de ses malades. Mieux qu'un bal, d'ailleurs,
l'administration hospitalière en organisait deux: « le
bal des idiotes et des épileptiques – dit bal mineur et le bal des
hystériques, des folles et des maniaques –dit bal majeur »,
écrit Gabriela Zapolska qui y assiste.
En
effet, note le reporter du Petit Parisien:
« Si
nous ajoutons au plaisir de la danse, plaisir féminin par
excellence, l'influence bienfaisante de la musique qui détend les
nerfs et calme si bien la mélancolie, n'est-on pas autorisé à
penser et à dire que l'Administration hospitalière, en agissant
ainsi, agit sagement ? » Mieux qu'un bal, qu'une simple
oeuvre de bienfaisance, c'est un acte thérapeutique majeur.
Dans
les grands salons de la Salpêtrière décorés de plantes vertes et
de fleurs, les aliénées, déguisées en marquises, en bayadères,
en paysannes ou mousquetaires, valsent avec les invités, curieux du
Tout-Paris qui s'arrachent les invitations à ce carnaval unique.
Pour elles aussi, évidemment, c'est un événement. Elles s'y
préparent plusieurs mois à l'avancent, je les imagine passant des
heures, des jours, un temps infini, à coudre et peaufiner les
détails de leur costume, jusqu'au grand jour.
Gabriela
Zapolska décrit:
"Sur le seuil, se tient
Clétienne, une hystérique. C’est elle la plus célèbre. Elle est
déguisée en femme turque. Elle glisse à travers la foule avec un
air de reine, en faisant traîner ses souliers rouges que des jambes,
elles-mêmes recouvertes de bas rouges en tricot, parviennent tout
juste à retenir. La foule lui cède la place, tandis que tous
murmurent : «Clétienne»… Elle sourit gracieusement,
présentant un pâme visage, où des cernes lui font des lunettes
d’un vilain bleu, qui lui couvrent la moitié des joues.
"A
côté d’elle, vêtue d’une robe noire constellée d’étoiles
dorées, le cou ridé et une petite tête de girafe, Habillon tourne,
salue et sourit. Elle souffre d’un dédoublement de la
personnalité. Tous les cinq ans, cette malade se prend pour
quelqu’un d’autre. Actuellement, c’est une personne très
aimable : déjà, à la porte d’entrée, elle m’a donné la main
et m’a souri avec gentillesse... »
Il
y a de quoi s'étonner mais certaines de ces femmes sont bel et bien
des célébrités. Ce sont les « égéries » de Charcot,
ses patientes favorites, parfaitement rodées à l'hypnose et ses
trucs, capables d'exécuter sur simple demande la figure la plus
complexe de la Grande Crise Hystérique.
« Ces
quatre ou cinq femmes, raconte le reporter du Petit Parisien, sont
là souriantes, pleines de force et de jeunesse, causant avec tous,
ne manquant pas une danse qu'elles exécutent d'ailleurs d'une
manière irréprochable. Elles forment, au milieu de toutes leurs
compagnes, une sorte d'aristocratie, une sorte de caste supérieure
que les autres acceptent volontiers. Elles se font un titre de gloire
d'être les sujets et les malades du maître , et elles proclament
volontiers et avec emphase qu'elles sont du service de Charcot. »
Toutes les soirées ont leurs reines...
Mais
pour qu'un Bal à la Salpêtrière soit parfaitement réussi il faut
prendre quelques précautions... Champagne et vins sont par exemples
interdits aux aliénées et des surveillantes, des gardiens sont
postés aux quatre coins de la salle pour prévenir le moindre
incident. Mais, plus surprenant, les cuivres sont bannis de
l'orchestre. Oui, les cuivres, ou les cymbales, sur ce point précis
les versions diffèrent. Une chose est sûre: une année que l'on
avait négligé de les retirer de l'orchestre, certaines des
hystériques présentes étaient tombées en catalepsie au son de
l'instrument. Sorcellerie? Non, les hystériques que Charcot
avait conditionnées, habituées à être plongées sous hypnose au
son du gong, étaient ensuite capables, condamnées plutôt, à
répéter la manoeuvre à volonté.
« Quand
on se rappelle que dans le même Hospice de la Salpêtrière où l'on
dansait si joyeusement hier,
les pauvres folles étaient encore, il n'y a pas quatre-vingt ans,
enfermées à demi-nues, le corps chargé de chaînes et de carcans,
dans des loges souterraines où « elles avaient souvent les
pieds rongés par les rats » ou gelées « par le froid
des hivers », on songe non sans fierté au chemin parcouru, et
l'on se dit que ni la science, ni la philanthropie, ni le progrès ne
sont de vains mots. »
Le
petit Parisien 19 03 1887