dimanche 26 mars 2017

A la recherche du fou modèle (2ème partie)



Vu de notre époque si moderne où la contention et la mise à l’isolement restent des pratiques (assez) courantes et peu contrôlées (jusqu'à cette semaine), où la folie est un tabou et, à ce titre, une réalité quasi invisible et le plus souvent passée sous silence, le 19ème siècle auquel j’ai consacré cette série d’articles nous paraît à la fois proche et lointain.

Les psychiatres d’alors étaient en pleine lumière, leur science en constante élaboration et toutes les expériences leur étaient permises ; la Salpêtrière était un vaste champ d’expérimentation, un laboratoire et, à la fois, un endroit à la mode, quelque part entre les chapiteaux de freaks des champs de foire et les pavillons indigènes des Expositions coloniales, un lieu nouveau, étonnant, où célébrités et curieux allaient assister au spectacle des fous comme ils allaient aux Folies Bergères ou au Cabaret du Chat Noir. Et les artistes du Caf’ Conc’, d’ailleurs, s’inspiraient eux-mêmes des malades de la Salpêtrière : Jane Avril, la star du Moulin Rouge, était une ancienne patiente de Charcot et Paulus, le chanteur à l’élocution mécanique, se produisait avec les Harengs Saurs Epileptiques.  





Hystérie et épilepsie étaient des termes à la mode, ils sont devenus de tristes termes médicaux. Ce qui a changé, et ce dont j’ai voulu parler dans ces chroniques, c’est une question de regard. L’aliéné du 19ème n’est pas encore tout à fait considéré comme un être humain ; aux yeux du public et de quelques praticiens aux ambitions démesurées, ils sont des cobayes, des mannaquins, des acteurs, sujets de tableaux vivants et, potentiellement des œuvres d’art.

C’est en tout cas ce qu’a cherché à prouver Charcot. Duchenne de Boulogne avait montré la voie : la photographie était le moyen de fixer et de reproduire les figures artistiques qu’il parvenait à obtenir par l’hypnose, d’établir enfin la classification idéale de toutes les pathologies mentales et physiques, aussi parfaite du point de vue de la vérité scientifique que du point de vue esthétique.

Dans un hommage posthume intitulé « Charcot artiste », Henri Meige parlera de « l’efflorescence artistique » que connut la Salpêtrière à cette époque. Dès 1875 un studio photographique est implanté à l’hôpital qui fera paraître jusqu’en 1918 une revue annuelle abondamment illustrée, l’Iconographie de la Salpêtrière.  L’hystérie y tient bien sûr une place de choix (et certaines patientes comme Augustine en tireront une certaine notoriété) mais tous les malades y ont droit de cité et tous ont droit à des comparaisons artistiques élogieuses. Henri Meige est le spécialiste des études de ce genre et son enthousiasme ne connait pas de limite, pas même pour traiter du « Goître dans l’Art », de la lèpre ou des « Pouilleux dans l’art », je vous épargne les illustrations pour cette fois…

Vue l’ampleur de la tâche, plusieurs photographes seront employés à sa réalisation mais parmi eux l’un se distingue plus particulièrement : Albert Londe, en effet, aurait bien pu inventer le cinéma.

Passionné par l’étude du mouvement et s’appuyant sur les travaux de Muybridge et Marey en chronophotographie, Albert Londe fabrique un système de prise de vue à 9 puis 12 objectifs.

Chaque objectif fonctionnant séparément, réglé sur un temps de pose différent des autres, les 9 ou 12 images obtenues montraient le mouvement tel qu’on ne l’avait jamais vu, décomposé en une succession d’instantanés, jusqu’à 12 pour une demie seconde. Le kinétoscope d’Edison ou le cinématographe des frères Lumières ne sont pas loin mais ce n’est pas l’image animée qui intéresse Londe et Charcot, plutôt la captation de micro expressions, celles du bâillement par exemple, ou des figures comme celles de l’attaque d’hystérie.


Ces images sont dérangeantes, le seraient-elles autant, animées ? Sans doute, mais ici leur juxtaposition, l’immobilité, la rigidité, terrible, dans des postures intenables, donne à ces images un côté presque surnaturel. Aux yeux de Charcot qui, lui, jugeait l’angle formé par l’arc des bras et des jambes du modèle, elles étaient simplement parfaites : « du point de vue de l’art, elles (les photographies de Londe) ne laissent rien à désirer mais de plus elles sont pour nous très instructives. »

Cette étrange obsession de vouloir à tout prix associer l’art avec sa discipline n’a jamais quitté Charcot. Au contraire même, elle a abouti à la fin de sa vie à la publication d’un ouvrage qu’il voyait comme une apothéose. Parvenu au sommet de sa carrière médicale, le Maître allait se faire critique d’art et offrir au public, sous la forme d’un album illustré, le résumé de son esthétique et un testament philosophique : Les Démoniaques dans l’art.

Détail de la Transfiguration de Rubens, 1605, Musée des Beaux Arts de Nancy


Dans cette étude de l’hystérie à travers les âges, Charcot s’attaque aux grands maîtres et fait des sujets de Raphaêl ou Rubens ses nouveaux patients. Surtout, en reportant sur diverses figures de l’extase ou de la possession ses observations sur l’hystérie, il se place dans la lignée des grands peintres, héritier en quelque sorte de ces immenses artistes qui, plusieurs siècles avant lui, avaient cherché à représenter les déments dans leurs transes et leurs crises.   

En toute modestie, et pour bien marquer le triomphe de la science positiviste devenue art, l’ouvrage se conclue sur Charcot, l’artiste, et ses images d’aliénés, dans un chapitre sur Les démoniaques convulsionnaires d’aujourd’hui. Ainsi, selon une nouvelle mise en perspective historique, l’histoire de l’art aboutissait à Charcot ou, pour paraphraser De Quincey, au triomphe de la psychiatrie considérée comme un des beaux arts.

dimanche 19 mars 2017

A la recherche du fou modèle (1ère partie)



Ce n’est pas parce que l’on ôte à un prisonnier ses chaînes qu’on le libère pour autant.
A la suite du « beau geste » de Pinel (voir par ici ) qui délivra les aliénés en 1793, des générations de neurologues et d’aliénistes se sont employés à en faire la démonstration. Les fous, devenus (en partie) libres de leurs mouvements, devaient pouvoir être classés en fonction de leurs symptômes, pathologies ou manies ; étiquetés, analysés, réduits à une typologie. Dès lors, et pendant plusieurs décennies, les médecins ont entretenu une idée fixe, ne laissant à leurs malades aucun répit : produire ou reproduire le « type » parfait, le fou modèle.

Esquirol et le graveur Tardieu, Duchenne de Boulogne et ses électrodes ou Charcot et son bataillon de dessinateurs et photographes, la quête de cet idéal court sur une bonne partie du 19ème siècle, jusqu’à l’apparition du cinéma. Une quête impossible, bien sûr, mais surtout une quête qui tenait autant de la science que de l’esthétique.
C’est que Charcot, au fond, Charcot l’hypnotiseur, était un artiste. Déjà, il pratiquait en virtuose une forme primitive de stand-up, la conférence-spectacle à effets spéciaux, mais ses ambitions étaient plus élevées encore : la mise en scène, les trucs, les tours de passe-passe ne suffisaient pas, obtenir une expression parfaite n’avait de sens que si l’on pouvait en fixer l’image avec justesse. Charcot rêvait d’art lorsqu’il manipulait ses patientes, il voyait des tableaux, et il n’était pas le seul, ni le premier. L’hypnotiseur avait un maître et des prédécesseurs. 

 
Jean-Etienne Esquirol fut le précurseur.
A l’époque où Géricault peint ses monomanes, Esquirol -médecin et inventeur de la « monomanie »- succède à Pinel à la Salpêtrière et va s’attache à élaborer une classification par l’image des troubles de ses malades.
Mais ce n'est pas à Géricault qu'il fait appel pour illustrer son ouvrage (le premier du genre), Des maladies mentales considérées sous les rapports médical, hygiénique et médico-légal, qui paraît accompagné d'un atlas de 27 planches dont la réalisation a été confiée à Ambroise Tardieu.
Le souci esthétique ne transparaît pas nettement dans le titre ni dans le choix du graveur.
Choix pour le moins singulier, Ambroise est un cartographe, membre éminent de la Société de Géographie; pas vraiment le profil de l'emploi, ni le style... Sa manière est académique, froide, clinique, comme si en vérité il cartographiait la folie (ce qu'il fait en quelque sorte d'ailleurs), ses portraits ne manquent pas de vérité, ils manquent d'humanité.
Il faut dire que le docteur Esquirol n'est pas un partisan de la méthode douce et, à en croire les gravures, la camisole de force semble être une spécialité de la maison. Certes, il n'est pas être facile de faire poser un malade en pleine crise de démence ou d'hystérie, l'expression est fugace, nécessairement instable; ce sera l'affaire de la photographie... 


Mais dans certains cas, comme ici, la pointe sèche de Tardieu parvient à nous toucher.
Est-ce la camisole justement, et tous ces liens (exception faite des lacets, dûment retirés), qui décuple la puissance du regard de cet homme et nous force à nous y plonger? Le visage à moitié enfoui sous sa blouse, ce n'est pas lui que nous regardons (il est caché) c'est plutôt lui qui nous scrute, nous fouille et nous interroge de son regard inquiet.
Sans peut-être l'avoir voulu, Tardieu nous fait le coup de Géricault : renvoyer le spectateur à lui-même et à sa propre folie par un habile jeu de réflexivité. Mais ce coup de maître de Tardieu restera un cas isolé et il faudra attendre deux décennies avant que triomphe celui que Charcot qualifiera de Maître.

Léon Duchenne de Boulogne est neurologue, photographe et artiste dans l'âme. Il est le premier à expérimenter les applications cliniques de l'électricité et à en photographier les résultats.
Analyse électro-physiologique de l'expression des passions applicable à la pratique des arts plastiques: le titre de son ouvrage publié en 1862 est tout un programme. S'appliquant à redonner vie, par décharge électrique, aux muscles paralysés, Duchenne de Boulogne va se concentrer sur les muscles faciaux et passer quatre années au moins, de 1852 à 1856, à répertorier et à recréer une à une  les différentes expressions humaines pour les photographier.


Sur le visage de quelques patients/cobayes livrés, à leur corps défendant, aux caprices du Maître, Duchenne peint à l'électricité les expressions qu'il a admirées dans les musées d'Europe sur les toiles de Rubens ou d'autres.
Souvent il pose sur ces photographies, se met lui-même en scène, électrodes à la main, souriant pour la postérité. Parfois même, il scénographie la prise de vue, choisit un rôle, une attitude et un costume pour sa comédienne fétiche: "religieuse en extase" ou "femme surprise à sa toilette".

Lors de ces prises de vue qu'il ne peut réaliser lui-même, Duchenne de Boulogne -qui tient beaucoup à la qualité esthétique des clichés- fait appel à des opérateurs qualifiés, parmi lesquels Adrien Tournachon, frère du plus illustre photographe de l'époque, Felix Tournachon, dit Nadar.
Est-ce le médecin qui influença le photographe ou l'inverse? A l'époque où il réalisait les vues des patients de Duchenne, Adrien Tournachon signait sous son nom, avec le mime Legrand grimé en Pierrot, une autre série de "Têtes d'expression" restée célèbre...


A suivre...

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