Vu de notre époque si moderne où
la contention et la mise à l’isolement restent des pratiques (assez) courantes et peu
contrôlées (jusqu'à cette semaine), où la folie est un tabou et, à ce titre, une réalité quasi
invisible et le plus souvent passée sous silence, le 19ème siècle
auquel j’ai consacré cette série d’articles nous paraît à la fois proche et
lointain.
Les psychiatres d’alors étaient en pleine lumière, leur science en
constante élaboration et toutes les expériences leur étaient permises ; la
Salpêtrière était un vaste champ d’expérimentation, un laboratoire et, à la
fois, un endroit à la mode, quelque part entre les chapiteaux de freaks des
champs de foire et les pavillons indigènes des Expositions coloniales, un lieu
nouveau, étonnant, où célébrités et curieux allaient assister au spectacle des
fous comme ils allaient aux Folies Bergères ou au Cabaret du Chat Noir. Et les
artistes du Caf’ Conc’, d’ailleurs, s’inspiraient eux-mêmes des malades de la
Salpêtrière : Jane Avril, la star du Moulin Rouge, était une ancienne
patiente de Charcot et Paulus, le chanteur à l’élocution mécanique, se produisait
avec les Harengs Saurs Epileptiques.
Hystérie et épilepsie étaient des termes à la mode, ils sont devenus
de tristes termes médicaux. Ce qui a changé, et ce dont j’ai voulu parler dans ces
chroniques, c’est une question de regard. L’aliéné du 19ème n’est
pas encore tout à fait considéré comme un être humain ; aux yeux du public
et de quelques praticiens aux ambitions démesurées, ils sont des cobayes, des
mannaquins, des acteurs, sujets de tableaux vivants et, potentiellement des
œuvres d’art.
C’est en tout cas ce qu’a cherché
à prouver Charcot. Duchenne de Boulogne avait montré la voie : la
photographie était le moyen de fixer et de reproduire les figures artistiques
qu’il parvenait à obtenir par l’hypnose, d’établir enfin la classification
idéale de toutes les pathologies mentales et physiques, aussi parfaite du point
de vue de la vérité scientifique que du point de vue esthétique.
Dans un hommage posthume intitulé « Charcot artiste », Henri
Meige parlera de « l’efflorescence artistique » que connut la
Salpêtrière à cette époque. Dès 1875 un studio photographique est implanté à
l’hôpital qui fera paraître jusqu’en 1918 une revue annuelle abondamment
illustrée, l’Iconographie de la Salpêtrière.
L’hystérie y tient bien sûr une place de choix (et certaines patientes
comme Augustine en tireront une certaine notoriété) mais tous les malades y ont
droit de cité et tous ont droit à des comparaisons artistiques élogieuses.
Henri Meige est le spécialiste des études de ce genre et son enthousiasme ne
connait pas de limite, pas même pour traiter du « Goître dans l’Art »,
de la lèpre ou des « Pouilleux dans l’art », je vous épargne les
illustrations pour cette fois…
Vue l’ampleur de la tâche,
plusieurs photographes seront employés à sa réalisation mais parmi eux l’un se
distingue plus particulièrement : Albert Londe, en effet, aurait bien pu
inventer le cinéma.
Passionné par l’étude du mouvement et s’appuyant sur les travaux de
Muybridge et Marey en chronophotographie, Albert Londe fabrique un système de
prise de vue à 9 puis 12 objectifs.
Chaque objectif fonctionnant séparément,
réglé sur un temps de pose différent des autres, les 9 ou 12 images obtenues
montraient le mouvement tel qu’on ne l’avait jamais vu, décomposé en une
succession d’instantanés, jusqu’à 12 pour une demie seconde. Le kinétoscope
d’Edison ou le cinématographe des frères Lumières ne sont pas loin mais ce
n’est pas l’image animée qui intéresse Londe et Charcot, plutôt la captation de
micro expressions, celles du bâillement par exemple, ou des figures comme
celles de l’attaque d’hystérie.
Ces images sont dérangeantes, le
seraient-elles autant, animées ? Sans doute, mais ici leur juxtaposition,
l’immobilité, la rigidité, terrible, dans des postures intenables, donne à ces
images un côté presque surnaturel. Aux yeux de Charcot qui, lui, jugeait
l’angle formé par l’arc des bras et des jambes du modèle, elles étaient
simplement parfaites : « du
point de vue de l’art, elles (les photographies de Londe) ne laissent rien à désirer mais de plus
elles sont pour nous très instructives. »
Cette étrange obsession de vouloir à tout prix associer l’art avec sa
discipline n’a jamais quitté Charcot. Au contraire même, elle a abouti à la fin
de sa vie à la publication d’un ouvrage qu’il voyait comme une apothéose.
Parvenu au sommet de sa carrière médicale, le Maître allait se faire critique d’art
et offrir au public, sous la forme d’un album illustré, le résumé de son
esthétique et un testament philosophique : Les Démoniaques dans l’art.
Détail de la Transfiguration de Rubens, 1605, Musée des Beaux Arts de Nancy |
Dans cette étude de l’hystérie à travers les âges, Charcot s’attaque
aux grands maîtres et fait des sujets de Raphaêl ou Rubens ses nouveaux
patients. Surtout, en reportant sur diverses figures de l’extase ou de la
possession ses observations sur l’hystérie, il se place dans la lignée des
grands peintres, héritier en quelque sorte de ces immenses artistes qui,
plusieurs siècles avant lui, avaient cherché à représenter les déments dans
leurs transes et leurs crises.
En toute modestie, et pour bien
marquer le triomphe de la science positiviste devenue art, l’ouvrage se conclue
sur Charcot, l’artiste, et ses images d’aliénés, dans un chapitre sur Les démoniaques convulsionnaires d’aujourd’hui.
Ainsi, selon une nouvelle mise en perspective historique, l’histoire de l’art
aboutissait à Charcot ou, pour paraphraser De Quincey, au triomphe de la
psychiatrie considérée comme un des beaux arts.